Comprendre les motivations et les ressorts qui animent « un Russe nommé Poutine ».
5/5 https://www.noussommespartout.fr/
.----. Née à Moscou, agrégée d’allemand, Helena Perroud a été collaboratrice à l’Elysée au cabinet du Président Chirac. Elle a dirigé l’Institut français de Saint-Pétersbourg entre 2005 et 2008. Dans son ouvrage consacré à Vladimir Poutine, elle tente de faire comprendre au public francophone comment celui-ci est perçu par la population russe.
Perroud nous présente le parcours de Poutine, ses parents, sa famille, son passé au KGB. Nous découvrons un homme passionné par l’histoire, la politique, le sport et la nature. Discret sur sa vie privée, autant par choix personnel que pour protéger les siens, le président reste malgré tout un homme de communication. Effectivement, il sait se faire prendre en photo avec des religieux orthodoxes, tout comme il aime recadrer publiquement face aux caméras de grands industriels douteux. C’est également un homme de pouvoir aux solides convictions religieuses, qui ne doute pas un seul instant que la Russie a toujours un grand rôle à jouer sur la scène internationale.
Pourtant, au début de la carrière politique de Poutine, la partie était loin d’être gagnée : « Qui est Vladimir Poutine ? Est-ce que les Russes l’apprécient réellement ? Je ne compte pas le nombre de fois où cette question m’a été posée ces dernières années. Et je me la suis posée à moi-même. » Dans son avant-propos, Perroud confesse volontiers l’idée suivante : « A travers cet ouvrage, j’ai essayé d’y répondre avec honnêteté et sans apriori idéologique, en croisant ce que je sais des réalités de la vie russe de ces dernières décennies avec ce que je sais du regard que peuvent porter des Occidentaux sur le pays et l’homme qui le dirige depuis le tournant du siècle, sans toujours bien connaître ni la Russie, ni la langue russe ».
Il nous paraît évident que ce livre apporte un regard très intéressant sur Poutine et sur la Russie. Afin de présenter une étude solide, Perroud revient également sur l’histoire fascinante de la Russie, et nous explique ses nombreuses particularités sociales, historiques, religieuses souvent méconnues ou ignorées des Européens de l’Ouest. L’auteur semble bien placé pour réaliser ce trait d’union entre la France et la Russie. Nous lisons avec intérêt que Perroud « a passé une partie de son enfance en URSS dans les années 1970 ». Elle y est même retournée dans les années 2000 pour y diriger à Saint-Pétersbourg l’Institut culturel français. Elle précise : « Le russe est ma langue maternelle, au double sens du terme, et Moscou ma ville natale. »
L’auteur constate sobrement que « la biographie officielle de Vladimir Poutine est connue. Si l’on s’en tient aux éléments donnés sur le site du Kremlin, on apprend qu’il est né à Leningrad le 7 octobre 1952, qu’il a fait des études de droit à l’Université d’Etat de Leningrad, qu’à la sortie en 1975 il a été affecté dans les organes de sécurité de l’Etat, et qu’il a travaillé dans ce cadre entre 1985 et 1990 en RDA… » Nous n’en dirons pas plus car tout le reste est officiel et convenu.
Cependant, comme l’analyse Perroud, « derrière ces dates et ces faits il y a pourtant une éducation, un environnement, des expériences, des rencontres qui forgent un caractère et une vision du monde ». L’intérêt de cette captivante biographie repose sur l’analyse d’un parcours trop souvent réduit à des mots ou à de vagues états de service.
L’auteur décrit avec talent l’histoire de Poutine qui « est né dans une famille modeste et que rien ne prédestinait à présider un jour son pays. Il a partagé pendant son enfance et sa jeunesse le quotidien de millions de Soviétiques. »
Façonné par l’histoire de son pays
Il demeure essentiel de comprendre que « comme tous ses contemporains, Vladimir Poutine a été façonné par l’histoire singulière de son pays et encore plus par la destinée très particulière de sa ville au cours du XXe siècle ». Beaucoup d’observateurs ou acteurs de la vie politique française oublient que Poutine a été « éduqué, a travaillé, a vécu loin derrière le rideau de fer, dans un environnement culturel, social, économique, politique qui n’avait rien à voir avec celui de l’Occident ».
Avant de poser un jugement ou une analyse sur la Russie et sur Poutine, il convient de connaître certains faits historiques majeurs. L’auteur rappelle à juste titre des éléments factuels déterminants : « Entre 1952, année de sa naissance, et 1999, année de son accession au pouvoir, il y a eu plus qu’une révolution. Staline est mort, l’URSS a disparu, Leningrad s’appelle à nouveau Saint-Pétersbourg, le rouble est devenu convertible, les Russes roulent presque tous en voitures étrangères, le parti communiste n’est plus seul et il y a des milliardaires russes. » Perroud note non sans ironie « qu’aucun chef d’Etat du G7 n’a connu de tels bouleversements dans son propre pays pendant cette même période ».
De fait, Poutine maîtrise très bien l’histoire de son pays et « le destin particulier de sa ville lui fera toucher du doigt la nécessité de réconcilier les deux Russie, la grandeur tsariste avec l’héroïsme communiste, pour écrire une histoire apaisée qu’il aura la charge d’inventer ». Il s’agit de l’un des plus grands chantiers de la politique poutinienne.
Perroud remarque qu’il existe « une différence majeure » entre les dirigeants politiques russes et français. En France, ils ne se « projettent jamais, ou très rarement, avant 1789. C’est comme s’il n’y avait rien eu avant les fameuses valeurs républicaines, déclinées sur tous les tons, comme si notre pays était né à la Révolution, faisant table rase du passé, soit presque mille ans d’une histoire pourtant riche et fondatrice. Dans les discours officiels, la République est très souvent substituée à la France. Rien de tel en Russie où Vladimir Poutine, comme Boris Eltsine avant lui, insiste en permanence sur la continuité historique. Le président russe se réfère toujours au temps long et à une histoire russe commencée il y a plus de mille ans. Il peut se référer dans ses discours à Vladimir Ier, qui par son baptême a introduit la chrétienté en Russie en 988. » En France, ce n’est pas demain que nous verrons un président rappeler le Baptême de Clovis et les racines chrétiennes de notre pays…
En définitive, ce livre nous permet de mieux comprendre Poutine et la vision politique qu’il défend pour la Russie. Dire ou écrire que Poutine serait un président belliqueux reviendrait à produire une très mauvaise analyse, à l’opposé de faits historiques incontestables. Comme nous le confiait Perroud, il faut avoir à l’esprit que KGB signifie Comité pour la Sécurité de l’Etat. Au vu de l’histoire passée, qu’elle soit récente (Deuxième Guerre mondiale) ou plus ancienne (invasions napoléonienne et mongoles), les Russes restent constamment obsédés par l’idée de sécurité.
Poutine est-il un bon président pour la Russie ? Cette interrogation ne constitue pas l’objet de notre chronique littéraire. Toutefois, et c’est à nos yeux le plus important, cette biographie écrite sur un homme d’état vivant et encore au pouvoir nous permet réellement de comprendre les motivations et les ressorts qui animent « un Russe nommé Poutine ».
[ signé FRANCK ABED -
Publié le 18 février 2020 dans Arts & Lettres & Chansons ]
Elle ouvre des pistes originales
5/5 Quotidien Présent
.----. L'auteur appartient à une famille franco-russe. Venue en France dans les années 1970, elle a assuré des travaux d'écriture à l'Elysée, de 2005 à 2008, en tant qu'adjointe à la culture et au culte, puis a quitté ce service pour devenir directrice de l'Institut français à Saint-Pétersbourg. Ses origines familiales lui permettent donc, comme elle le dit avec humour, d'avoir "un oeil russe et un oeil français". A l'Elysée notamment, elle a rencontré plusieurs fois Vladimir Poutine reçu par Jacques Chirac. Invitée à diverses reprises sur les plateaux de télévision avant et après la dernière élection du président russe, elle a constaté la difficulté pour les Européens de parvenir à avoir un avis indépendant sur la Russie. Elle analyse les origines de ce que l'on peut considérer comme un malentendu.
Il est nécessaire avant tout de pointer une différence entre la politique russe et les habitudes occidentales : l'histoire russe est celle de deux dynasties puis, après la parenthèse communiste, de "deux présidents et demi". Le pays a donc l'habitude de mandats longs. Les ministres changent peu souvent: Sergueï Lavrov, par exemple, est ministre des Affaires étrangères depuis 2004. En Occident, au contraire, les visions sont souvent à court terme. C'est pourquoi on y est tenté d' accuser Poutine de garder le pouvoir et de frôler la "dictature", ce qui est méconnaître les habitudes russes. D'autre part, on oublie souvent les circonstances du blocus de Leningrad, redevenue Saint-Pétersbourg, ville de naissance de Poutine. Durant le premier hiver de guerre, la "ville-héros" perdit autant d'habitants que les Britanniques durant toute la durée du conflit. Les parents du président russe furent de véritables survivants. Lui-même, né en 1952, re-cueillit de vifs souvenirs qui le marquèrent à jamais. Dans ses entretiens avec Oliver Stone, il évoque cette période. L'Américain remarque alors : "Les Russes ont donné tout ce qu'ils avaient."
Symboliquement, Poutine répond à la russe, quittant le domaine de l'avoir pour celui de l'être : "Ils ont donné la dernière goutte de leur sang ... " Ensuite, n'oublions pas l'horreur des années Eltsine, considérées par l'Occident comme une libération et une avancée vers l'économie de marché, mais années durant lesquelles la Russie connut une crise économique sans précédent. et une inflation galopante, dirigée par un homme faible, en proie notamment au démon de la boisson, laissant manifestement vacantes des périodes durant lesquelles les oligarchies prenaient le pouvoir. Poutine, qui lui succède, apparait sportif, énergique, plein de santé. La passation de pouvoir Eltsine/ Poutine, le 31 décembre 1999, montre deux chefs d'Etat présentant leurs voeux et, ce qui ne serait pas envisageable en Occident. Eltsine demandant pardon au peuple russe pour n'avoir pas été à la hauteur...
Un des principaux points d'incompréhension des Européens vis-à-vis de Poutine reste la Tchétchénie. Le premier geste de Poutine en tant que président est un voyage dans ce pays en guerre depuis le 1er octobre 1999 : il tient à assurer au peuple tchétchène qu'il ne doit plus avoir peur du terrorisme islamique. Dans une tribune donnée au New York Times en novembre 1999, Poutine, alors Premier ministre, explique à l'opinion publique américaine pourquoi les Russes doivent intervenir en Tchétchénie, après les attentats épouvantables qui ont ensanglanté Moscou. Il considère que la lutte dans cette partie de son pays, qui risque sinon de devenir une plateforme pour opérer dans le reste de la Russie, s' oppose au terrorisme international. Avec le recul du temps, comment ne pas admettre qu'il a eu raison ? Se profile, derrière cette question tchétchène, la présence de nombreux musulmans en Russie, que les Européens oublient souvent. Il y aurait 25 millions de musulmans dans ce pays aux 170 ethnies, soit 15 % de la population. Souvenons- nous de l'inauguration de la plus grande mosquée d'Europe à Moscou en 2015. Poutine, lui-même orthodoxe, insiste souvent sur le fait que les musulmans doivent se sentir chez eux en Russie et ne pas chercher à avoir d'autres pays que celui-là. Le président de la Fédération cherche avant tout à les protéger de l'islamisme.
Poutine né à Saint Pétersbourg, se sent occidentale avant tout. La ville a été construite par des Français, des Allemands, des Italiens... Il a été en poste en RDA de 1985 à 1990. Ses filles parlent deux ou trois langues, européennes. Dans la biographie intitulée Première personne, dans laquelle il poursuit des entretiens avec trois journalistes, il assure que, "partout en Russie, nous sommes européens". La chute du mur de Berlin s'est accomplie avec la bonne volonté et l'accord de la Russie soviétique, qui attendait des assouplissements de la part de l'OTAN. Or celle-ci n'a fait que s'étendre jusqu'à la frontière russe... L'histoire ukrainienne et celle de la Crimée (16 mars 2014, 96 % favorables au rattachement à la Russie) et; le 18 mars, la fédération, sont venues les élections du 18 mars 2018, massivement pro-Poutine, montrant combien les Russes lui étaient reconnaissants de sa position. Héléna Perroud pointe avec humour que, si les Français ont leur homme "du 18 juin", les Russes ont le leur, "du 18 mars"....
Lors du premier entretien du président russe avec des journalistes américains, ceux-ci lui posent la question de son appartenance au KGB de l'époque Staline. Lors de sa dernière interview, Soljenitsyne lui-même, qu'il apprécie l'action de Poutine. C'est Andropov (1914- 1984) qui a désiré le renouvellement des cadres du KGB, ne voulant plus d'apparatchiks mais des« énarques patriotes », ceux qui ont pu soutenir le gouvernement lors des dernières années Eltsine.
Héléna Perroud aborde bien d'autres sujets dans son livre passionnant et fort bien documenté. Elle ouvre des pistes originales pour expliquer les incompréhensions des Européens vis-à-vis de la politique russe. Savent-ils se montrer assez indépendants à l'égard du monde anglo-saxon ? Quelle sera l'attitude de Macron, invité le 24 mai pour le forum économique par le président russe dans sa ville natale ? Poutine table sans doute sur la France plutôt que sur l'Allemagne pour tisser des liens avec l'Europe, y voyant un président jeune, ambitieux et volontaire. Mais celui-ci semble s'en tenir à une vision très "bruxelloise" : Si les relations entre la France et la Russie sont faites pour s'améliorer, le chemin risque d'être encore long.
<p align="right">Héléna Perroud<a href= http://www.present.fr/ target=_blank>www.present.fr</a>