Incomparable coup de crayon
5/5 Rivarol .
.----. Célibataire retraité, ce Germanopratin de naissance, dont les articles « de vulgarisation
historique » alimentent d’improbables revues quasiment mort-nées, observe d’un regard
désabusé la faune disparate de ce prestigieux quartier où voisinaient naguère galeries
d’art, boutiques d’alimentation et autres commerces domestiques, remplacés désormais
par des étals de tissus d’ameublement et de vaisselle coûteuse achalandés par les bobos.
Lors de ses promenades quotidiennes, il rencontre un certain "Futuntemps", bien campé
dans son sobriquet, l’abbé Morard, saint prélat de l’an mil qui « descend parfois du séjour
des bienheureux pour jeter un coup d’œil sur l’état des lieux » et « Mlle Dupersil », autre
exilée « d’un monde disparu. »
Sous sa couverture joliment coloriée, notre dessinatrice-maison nous conte, avec son
incomparable coup de crayon assorti d’un commentaire narquois du paroissien-narrateur
en regard de chaque scène minutieusement croquée, les aventures, somme toute banales,
d’un Parisien, de souche provinciale comme n’importe qui, confronté aux mœurs
extravagantes d’une population importée des cinq continents.
Francine, dite Elodie, sa petite-nièce très à la page, vient tout à coup bouleverser ses
habitudes. Engrossée, selon les voies bêtement naturelles et moyennant finance, par l’un
des partenaires d’« une couple » d’homosexuels amis qui comptent adopter l’enfant après
répudiation de la génitrice, Elodie, découvrant soudain l’instinct maternel, décide
d’élever elle-même le fruit du contrat. Noncle, magnanime, recueille la fugitive traquée
par la "paire" Patrice et Tom qui, pour éviter un fâcheux « effet médiatique », renoncent
au bébé mais exigent le remboursement de l’argent... consacré à « la sortie et la promo du
vynil de YouriYouri [...] mon copain chanteur qu’a plein d’avenir. » Très mal supporté par
tonton, le faux Russe, né Merlupeau Kevin à Bagnolet, qu’il nourrit et abreuve à
contrecœur, excédé par le leitmotiv de son chef-d’œuvre sur "galette" : « faites pas
dérailler le train de mes désirs. »
La fraîche accouchée et son rejeton, pourvu de trois oreilles ( ? ) et prénommé Ernest,
s’installent bien entendu chez notre vieux garçon qui voit son quiet logis transformé en
nursery. Julien Ceps, le nouveau fiancé "hypergentil" d’Elodie, écrivain cérébral encombré
d’idées indicibles, lui offre son livre, « La deuxième chaussette était restée dans la jambe du
pantalon », objet « d’un article de 19 cm sur une colonne dans Le Monde des Livres. » Le
plumitif est bizarrement fasciné par le poupon braillard et la « merveilleuse stupidité » de
sa mère. Doué d’un sens aigu de la famille, Noncle torche et berce le neveu quand les
tourtereaux sont de sortie ou invitent à dîner, à ses frais évidemment, une bande de
copains exotiques.
Surgissent soudain les deux invertis, réclamant leur dû. L’honnête tonton sen-dette pour
rembourser le prix d’Ernest qu’il aime tendrement et dont il prend résolument en main
l’enseignement et l’éducation. On les suit tous deux dans leurs balades à travers Paris et
ses environs, l’ancêtre évoquant ses souvenirs d’antan, formant le goût artistique du
gamin et s’efforçant de l’éloigner des laideurs ambiantes. Chard laisse courir sa plume
imaginative dans une rétrospective historique pleine de fantaisie ; usant d’une licence
littéraire attestée au cours des âges, le temps se fige autour d’Ernest durant ses années
d’initiation.
Le graphisme net et sans outrance décrit les situations avec une précision
d’entomologiste. Chaque dessin recèle une foule de détails d’une drôlerie réjouissante, la
touche poétique s’y glissant subrepticement. Et forcément l’allusion politiquement
incorrecte foisonne à qui mieux mieux.
Cette chronique en forme de fable s’achève sur une moralité douce-amère empreinte
d’espoir roboratif en la vie qui va. [ Signé : Marie-Gabrielle Decossas dans " Rivarol ", n° 3124 du 16 janvier 2014 ]
Le retour de l’agité du bocal .
4/5 Le Bulletin célinien
.----. Il est à nouveau question ici et là de la polémique qui opposa Sartre à Céline. Cette
histoire est bien connue des lecteurs du BC et on s’épargnera d’en rappeler la teneur.
Rappelons seulement que l’attaque se produisit alors que Céline était en prison et qu’elle
aurait pu lui coûter très cher. Dans son dernier livre, Henri Godard évoque l’émission «
Apostrophes » (1985) consacrée à Sartre et Céline : <, J’étais mis en porte à faux par un
souci de ne pas exalter Céline aux dépens de Sartre sur le plan proprement littéraire, et de ne
pas paraître ainsi excuser indirectement ses diatribes les plus inexcusables. Pour la même
raison, il me fallait aussi passer sans insister, d’abord sur l’admiration que Sartre avait
longtemps portée à Céline, puis sur le risque qu’il lui avait fait courir en décembre 1945,
alors que Céline était au Danemark en instance d’extradition, en l’accusant d’avoir été payé
pour écrire ses livres antisémites (1)
. » ...Que d’embarras ! N’était-il donc pas possible de
rappeler les faits tout uniment ? Émile Brami a, lui, placidement rappelé quelques vérités
utiles, mettant en parallèle l’attitude de Sartre sous l’Occupation avec celle d’un
Guéhenno qui brisa sa plume ou celle d’un Galtier-Boissière qui saborda sa revue (2)
. Et de
rappeler que Sartre accepta d’écrire en 1941 pour l’hebdomadaire collaborationniste
Comcedia et, que plus tard, il obtint sans difficulté toutes les autorisations nécessaires
pour faire éditer ses livres et représenter ses pièces dans un théâtre « aryanisé ». Pour
Brami, l’initiative de Sartre en 1947, c’est le meurtre du père. Auparavant, « Céline était
pour lui, au sens romain du terme, un patron dont il recherchait la protection. » Pour
l’obtenir, il multiplia les signes, plaçant en exergue d’un de ses livres une phrase tirée de
L’Église. Et, via Dullin, insista, en 1943, pour que Céline assistât à une représentation
des Mouches.
Dans Un paroissien de Saint-Germain des Prés, la dessinatrice Fabienne Pichard, qui signe
« Chard », met en scène un retraité qui assiste à l’irréversible déliquescence de son
quartier (3)
. Nostalgique de l’époque où les boulangeries, boucheries et drogueries
voisinaient harmonieusement avec les librairies, galeries d’art et magasins d’antiquités, il
se souvient du jour où il croisa Sartre rue Jacob : « Il s’est trompé sur tout, mais toujours
aux bons moments, de sorte qu’il est mort dans son lit, la Thora entre les mains. (...) Il aurait
tant voulu être juif, nègre, homosexuel... et tout lui fut refusé. Il a fait ce qu’il a pu avec ses
origines bourgeoises et il s’en est bien tiré. »
Sous le titre Réponse à un vilain, Matthias Gadret présente, sous forme numérique, le
libelle de Céline en réponse à Sartre, augmenté d’une chronologie et d’une
bibliographie (4)
. Voilà qui rappelle l’initiative de ce célinien « historique » qui réédita de
manière analogue ce pamphlet mais de manière clandestine et bibliophilique. C’était en
1978, soit exactement trente ans après la première édition due à Pierre Lanauve de
Tartas. Tirée à 200 exemplaires, celle-ci est très recherchée par les collectionneurs et vaut
bien plus que l’édition originale de Réflexions sur la question juive de Sartre éditée à la
même époque. [ Signé : M. L. dans " Le Bulletin célinien ", n° 364, juin 2014 ]
(1)
Henri Godard, À travers Céline, la littérature, Gallimard, coll. « Blanche », 2014.
(2)
Émile Brami, Céline à rebours, Archipoche, 2011 (réédition sous un autre titre de
Céline. « Je ne suis pas assez méchant pour me donner en exemple », Écriture, 2003).
(3)
Chard, Un paroissien de Saint-Germain-des-Prés, Atelier Fol’Fer, 2014.
(4)
Céline, À l’agité du bocal, Le Petit célinien, 2014, 22 p.