FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN
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.----. Dans son dernier ouvrage, le philosophe Martin Steffens interroge la place de l'homme dans la société contemporaine et redéfinit la notion de virilité, dépréciée à tort, estime-t-il.
Martin Steffens est agrégé de philosophie, professeur de philosophie en Khâgne, conférencier et chroniqueur pour La Croix et La Vie. Il est notamment l'auteur de nombreux ouvrages dont L'éternité reçue (éd. Desclée de Brouwer, octobre 2017) et L'amour vrai, Au seuil de l'autre (éd. Salvator, septembre 2018). Il a récemment publié Tu seras un homme: La virilité comme promesse (éd. Cerf, 2021, 198 p., 18€).
FIGAROVOX. - Vous avez publié «Tu seras un homme: La virilité comme promesse ». Comment définissez-vous la virilité ?
Martin STEFFENS. – Le sous-titre de mon essai est « La virilité comme promesse ». Peut-être aurais-je dû parler de « masculinité » et éviter ainsi un mot piégé, devenu presque tabou. Mais d'abord je n'aime pas le mot « masculinité ». Le son qu'il rend est assez laid, peu engageant. Surtout la masculinité désigne un simple fait, un donné corporel, et non pas encore une vertu. Or la virilité est un certain rapport, vertueux, à ce donné corporel et, plus généralement, à la puissance de vie qui est humainement la nôtre.
Aristote dit qu'une vertu est « une disposition acquise », une « habitude », c'est-à-dire quelque chose qu'il faut activer et réactiver. La virilité est de ce côté-là. Elle est la vertu de celui qui prend acte de soi-même comme puissance, et donne à cette force la forme d'un bien : protéger ceux qu'on aime de la violence, croître et vivre pleinement, éviter de se laisser imperceptiblement dissoudre dans le cours anonyme des choses… Si la vertu de courage s'entend à partir de la peur qu'il surmonte, la virilité, de son côté, s'oppose à un autre type de tentation : celle d'abdiquer sa vie, de ne pas en jouer le jeu pleinement. En un sens, elle est le premier mot du courage : le courage d'être. Elle travaille au fond de nos fatigues pour nous en faire quotidiennement ressurgir afin que notre vie tienne quelques-unes des promesses qu'elle apportait avec son premier cri. La virilité est pour moi un certain allant, une façon d'aller aux combats, une manière d'oser, c'est-à-dire de se tromper souvent, franchement et, quand il le faut, et non moins franchement, d'en demander pardon. La virilité consiste en des êtres humains consistants.
Diriez-vous que la virilité est une vertu exclusivement masculine ?
Non, la virilité n'est pas propre à l'homme. La virilité c'est une façon d'endosser le tragique de la vie, de répondre de nos actes et de leurs conséquences, même imprévues, surtout quand elles sont imprévues. Sur le bureau du président Truman était inscrit : « la responsabilité commence ici » : s'il y a un problème, il faut frapper ici et frapper fort. Il s'agit finalement, dans la vie, de prendre chair… quitte à prendre cher ! Et de refuser ainsi une existence fantomatique.
Or ce désir de consistance n'est évidemment pas l'apanage des hommes. J'irais même plus loin : si la virilité est une vertu plus proprement masculine, c'est parce que les hommes sont davantage susceptibles d'en manquer. L'homme est un être plus aisément aérien, je dirais même abstrait... idéaliste au risque d'être idéologue. N'étant pas pourvu de l'organe qui porte la vie, il peut longtemps ignorer le drame de la mort, de la fragilité des êtres. L'étude des peuples primitifs, telle qu'elle fut par exemple menée par Alain Testart (1945-2013), nous montre que l'humanité a toujours distingué deux types de sang : d'une part le sang qui coule spontanément et qui donne la vie, le sang des menstrues ; de l'autre le sang qu'on fait délibérément couler, le sang qui donne la mort en vue de donner la vie : le sang de la chasse, de la guerre et des sacrifices.
Si aux hommes revenait quasi exclusivement la charge de ces dernières activités, ce n'était sans doute pas pour en priver la femme, mais parce que, privé du sang qui donne la vie, privé de ce creux dans le ventre pour abriter un autre que soi, l'homme est davantage sujet à se désincarner. Et on le voit bien aujourd'hui : à l'heure où le cueilleur de supermarché a définitivement remplacé le chasseur, à l'heure où la guerre se fait surtout dans des jeux vidéo et où le prêtre n'est plus une figure désirable, l'homme peine à se trouver comme homme.
La modernité est venue à bout des rites qui accompagnaient le passage de l'enfance à l'âge adulte. Il n'existe plus de parole de vérité qui vienne sanctionner les étapes de la vie humaine, et affirmer : « en faisant cela, tu es devenu un homme ».
Martin Steffens Vous écrivez en effet qu'il est difficile d'être un homme aujourd'hui, pourquoi ?
La modernité est venue à bout des rites qui accompagnaient le passage de l'enfance à l'âge adulte. Il n'existe plus de parole de vérité qui vienne sanctionner les étapes de la vie humaine, et affirmer : « en faisant cela, tu es devenu un homme ». Aujourd'hui, le garçon, celui qui cherche les coups et la bagarre, n'est pas accueilli comme tel. Son engagement viril, ce surcroît de force qui l'habite, lui sont systématiquement reprochés. Au lieu d'accompagner le jeune garçon, au lieu de donner forme à sa force, on l'en culpabilise. Se développe tout un discours qui se plaît à désigner les garçons comme tels comme des menaces et des dangers.
L'évolution des lois bioéthiques et le vote de la « PMA pour toutes », en juin dernier, illustre parfaitement cette société dans laquelle la figure de l'homme est priée, non de trouver sa juste place, mais de s'effacer. Il est désormais possible de le réduire à sa semence, en gardant des stocks de sperme au frais, comme s'il n'intervenait plus le processus de reproduction. Les hommes ont leur responsabilité dans cet effacement, la société patriarcale créait des pères absents.
L'enjeu est à mon sens de bien voir que la disparition du lien entre homme et femme entraîne l'obsolescence de l'un et de l'autre. En écrivant sur l'homme, pour adresser aux garçons d'aujourd'hui une parole de vie, je me suis rendu compte que considérer l'homme pour lui-même, c'était déjà envisager l'autre pôle, la femme. Le corps humain est toujours déjà un corps adressé, un corps en creux de l'autre : nos yeux sont pour l'ouverture du regard, nos mains, naturellement désencombrées, sans griffes ni coussin, sont faites pour prendre, perdre et recevoir, etc. De même l'homme et la femme se portent en creux l'un de l'autre. C'est pourquoi quand on menace l'un ou l'autre, on menace les deux. Je ne dis pas que l'homme et la femme se complètent, comme s'ils étaient seulement faits pour s'emboîter, sans plus laisser d'espace alentour. Non, ce qui les lie, c'est bien plutôt une commune incomplétude : ce que nous avons en partage, c'est que ni toi ni moi ne nous suffisons. Qu'est-ce qu'un homme ? Il est ce qu'une femme n'est pas. Et réciproquement. Ce que nous avons donc en commun, c'est ce manque partagé, qui laisse beaucoup de jeu et rend possible les histoires d'amour.
Si l'on pense que la virilité est une sorte d'autarcie de la force, qu'elle est un art de rivaliser et non une vertu relationnelle, on persiste dans l'erreur et, en faisant appel à elle, on fera des hommes violents et impuissants, impuissants parce que violents.
Martin Steffens
Comment a-t-on abouti à l'obsolescence du masculin, selon vous ?
Il y a évidemment un certain féminisme dévoyé, agressif, qui traduit l'ancienne lutte des classes marxiste dans les termes d'une lutte entre les sexes, avec la même rhétorique revancharde et sans se rendre compte qu'on biologise ainsi le rapport de force : l'homme serait par essence, biologiquement dominateur…
Mais il ne faut pas minimiser non plus les effets de l'univers technique qui est désormais le nôtre. La technique est d'elle-même désexualisante puisque, sous son règne, n'y circulent que des machines et des valeurs privées de sexe. Les machines n'ont de sexe que le genre qu'on leur attribue en fonction du nom qu'on leur donne : « un » ordinateur, « une » télécommande, etc. Au mieux donne-t-on une voix de femme à son GPS pour pouvoir se plaindre du trajet qu'« elle » nous a fait prendre ! Günther Anders appelle « honte prométhéenne » le sentiment d'infériorité qui frappe l'homme face à la machine, cette honte de n'avoir pas été fabriqué mais engendré, « entre les fèces et l'urine » et à partir d'une histoire humaine, donc toujours contingente, risquée, bancale. La honte prométhéenne est aussi celle d'être mortel, contrairement aux objets techniques qui, fabriqués en série, sont infiniment substituables. Or j'ai l'impression que cette honte touche aujourd'hui la sexuation. Le pronom « iel », néologisme qui sert à désigner les gens qui se refusent à la distinction de genre, ni « il » ni « elle », convient en réalité à l'objet technique. Se l'attribuer, c'est exprimer la détresse d'avoir reçu un corps avant de l'avoir choisi. C'est, dans un monde 100 % fabriqué, peiner à entendre que l'on fut donné à soi-même, avant soi-même. Et que ceci, ce don premier, avant d'être une fatalité à combattre, est d'abord une bonne nouvelle.
Les injonctions à la virilité ne peuvent-elles pas être plus difficiles à vivre pour les hommes ?
Si l'on pense que la virilité est une sorte d'autarcie de la force, qu'elle est un art de rivaliser et non une vertu relationnelle, on persiste dans l'erreur et, en faisant appel à elle, on fera des hommes violents et impuissants, impuissants parce que violents. On fera des hommes trop peu au clair avec la double dimension existentielle de leur natalité et de leur mortalité, deux traits qui font de nous tus des êtres radicalement vulnérables et confiés. Cette conception de la virilité et le discours qui l'accompagne ont tendance à isoler l'homme dans sa masculinité. On y conçoit par exemple la femme et les enfants comme signe de la puissance du père. Or, si l'on y regarde bien, le couple et l'enfant sont pour le père autant de puissances destituantes : l'enfant, parce qu'il faudra, pour le suivre, relativiser un peu ses principes, ouvrir souvent son cœur, consentir à renoncer à ce que l'on projetait sur lui ; le couple parce que c'est faire entrer dans sa vie un autre point de vue que le sien, irréductible au sien, c'est faire de cette perte d'emprise un gain, et non une perte.
Parce que la relation est au centre d'une vie vraiment osée, pleinement vécue, j'ai voulu associer « virilité » et « promesse ». « Tu seras un homme » : cette phrase est prononcée par un autre, non comme un ordre agrémenté d'une menace. Mais comme la promesse que le père et la mère font à l'endroit du fils. Ils ne disent pas d'abord : « Promets-moi d'être un homme, droit et consistant. » Mais : « Je te le promets : devenir pleinement ce que ton corps t'indique d'être, ce n'est pas une offense à ta liberté, c'est une chose belle et bonne. Courage, le jeu en vaut la chandelle. »
C'est là une invitation à embrasser l'humain comme étant à la fois femme et homme et à consentir à soi-même comme étant l'un des deux termes.
[ Signé Aziliz Le Corre sur le site du Figaro Vox et repris par belgicatho ]