Une symphonie en noir .
5/5 Xavier Soleil.
.----. Introduction d'un long article sur le blog : http://xaviersoleil.free.fr/
Pierres noires, roman posthume de Joseph Malègue dont les deux premières parties (seules terminées) ont été publiées en 1958 par les soins de son épouse et de Jacques Chevalier, se présente d’emblée sous plusieurs faces, à la fois souvenirs d’enfance, évocation d’un certain passé et, comme l’indique son sous-titre, réflexion sur ce qu’il nomme les classes moyennes du Salut. On peut dire de ce troisième thème qu’il est l’axe même de son livre et qu’il informe les deux autres.
La notion de temps est aussi, comme chez Marcel Proust, un élément-clé de l’art de l’auteur, et avec elle son corollaire, cette mystérieuse loi spirituelle de l’entropie, comme le montrent ces quelques lignes prises dès le Livre premier, intitulé Les hommes couleur du temps : « La maison que mes parents avaient louée était sombre, obscure, triste et petite. Je le sais maintenant. Mais ce que je revois en ce long tunnel de mes petites années, c’est au contraire un genre d’immensité enveloppante et funèbre. Je ne savais pas que cette sombre amplitude qui pesait sur moi s’appelait de son vrai nom sénilité, délabrement, déclin. »
Joseph Malègue est né le 8 décembre 1876 à Latour d’Auvergne « d’un père notaire et d’une mère qui était une sainte » (1), d’une famille originaire du Cantal et du haut Velay. Après des études au lycée Blaise Pascal de Clermont-Ferrand, aux Eudistes de Versailles, puis au collège Stanislas, il vint, en octobre 1899, préparer l’Ecole Normale Supérieure au lycée Henri IV. Il y fit la connaissance de Jacques Chevalier, son cadet de six ans, dont il devint l’ami intime. « Chaque soir, se rappelle celui-ci, dans la préface des Pierres noires, la classe finie, il m’accompagnait de la colline Sainte-Geneviève à la gare Montparnasse, et me conduisait à mon train pour regagner Versailles, où mon père était alors commandant du génie… Il avait une foi ardente, un peu inquiète, et une manière de sainteté qui me rappelait, physiquement même, les visages taillés dans le bois par les anciens artisans de chez nous, de son Auvergne et de mon Bourbonnais… Dès cette époque, au demeurant, il ressentait vivement la sorte de dégradation dont notre âge, submergé, enivré par la matérialité, nous donne le spectacle, et dont son livre nous retrace l’histoire. »
Après d’assez longues études, il fut pendant quelques années, précepteur d’Hervé de Talhouët-Roy – qui demeura toute sa vie, ainsi que sa famille, parmi ses amis les plus fidèles ; il fut ensuite professeur à Savenay, puis à Nantes où il commença d’écrire Augustin. Il épousa en 1923 Yvonne Pouzin, interne des Hôpitaux de Paris qui, s’étant présentée au concours à Nantes, fut la première femme à être nommée Médecin des Hôpitaux.
Le premier roman qu’il publia, en 1933, Augustin ou le Maître est là, marqua les âmes et les esprits, certainement prédisposés, qui furent souvent bouleversés par sa lecture. L’aura qui l’entourait dura jusqu’aux années de guerre, qui virent un renouveau du catholicisme, et un peu au-delà, mais disparut bientôt au point que l’abbé Claude Barthe a pu écrire, en 2003, dans le livre qu’il dirigea sur les romanciers et le catholicisme, que « ce n’est pas de purgatoire qu’il faut parler à propos de l’oubli dans lequel est tombé le romancier Joseph Malègue, mais d’anéantissement ». Déjà, en 1953, Kléber Haedens, ne l’avait pas cité dans son Histoire de la littérature française.
En 1947 cependant, Yvonne Malègue avait fait paraître, sous le titre Le sens d’« Augustin », le texte de la conférence que son mari avait prononcée à plusieurs reprises, notamment à l’Institut catholique de Paris ainsi qu’en Belgique, en Hollande et en Suisse, soit sur Augustin , soit sur le roman religieux, ainsi que des extraits de lettres à ses lecteurs au sujet de ce roman.
Elle publia cette même année un petit volume, Joseph Malègue, contenant quelques indications biographiques, un recueil de pensées choisies dans l’ensemble de son œuvre – y compris la partie encore inédite – et classées par thèmes, et enfin une bibliographie. On découvrira dans celle-ci l’apport de l’écrivain aux revues et journaux entre 1934 et 1939, ainsi que les références d’un choix important d’articles et d’études qui, à l’époque, furent consacrées à son premier livre. Malheureusement ses Carnets – indiqués comme à paraître – sont encore inédits.
Enfin, en 1957, une Américaine protestante, Elizabeth Michaël, consacra sa thèse de doctorat (en français) à l’écrivain et en publia l’essentiel aux éditions Spes, sous le titre Joseph Malègue – sa vie, son œuvre, avec une préface de Jacques Madaule. Elle avait eu connaissance de la plupart des inédits de l’auteur, notamment de son roman inachevé et de ses Carnets. Elle recueillit aussi de précieux renseignements auprès des personnes – famille et amis – qui l’avaient connu.
La pensée de Malègue est remarquablement analysée et l’ouvrage fut fort apprécié par Jacques Chevalier. On y découvre que le roman contemporain qu’il préférait était Le Disciple de Paul Bourget, et que s’il lisait beaucoup Proust et admirait sa psychologie, il n’aimait ni son style, ni certains de ses personnages. « M. de Charlus, disait-il, m’est très désobligeant. »
La publication de Pierres Noires passa presque inaperçue et ses lecteurs, soit par ignorance de l’événement, soit qu’ils aient été déconcertés par cette très longue première partie d’un roman inachevé, furent très peu nombreux. Et pourtant, remarque Claude Barthe, « sa qualité littéraire était peut-être supérieure » à celle d’Augustin.
Jacques Chevalier, qui fut le premier à lire le manuscrit d’Augustin ou Le Maître est là, avait défini cette œuvre comme « une symphonie en blanc » et, par contraste c’est une symphonie en noir qu’il entend retentir dans l’œuvre inachevée que Malègue lui remit sur son lit de mort. Symphonie en noir, mais symphonie inachevée qui, note-t-il, ne nous conduit pas « au sommet lumineux qui devait donner à l’ensemble sa perspective vraie et qui eût fait de son livre, ainsi qu’il me le confia, quelque chose de plus beau qu’Augustin... Et alors, sauf quelques lueurs admirables, mais fugitives, il ne nous reste guère que les accents de la symphonie en noir, ses sombres accords, et – passant des sons à la saveur par une intériorisation croissante – le goût d’amertume, le goût de cendre qu’ils nous laissent. » ... ...
3 extraits pour présenter un auteur difficile !
5/5 Catholica .
.----. Connu comme l'auteur d'un seul livre, mais de poids, " Augustin ou le Maître est là ", publié en 1933, Joseph Malègue (1875-1940) est le contemporain de Paul Valéry, de Romain Rolland, de Paul Claudel, ou encore de Charles Maurras, sans oublier Marcel Proust auquel il fut volontiers comparé. Le rapprochement avec ce dernier s'adosse à bon droit à l'élégance du style, à la précision des descriptions diverses, et naturellement à l'ambition d'exactitude dans la restitution narrative de la vie intérieur...
Selon le vœu et les efforts de Malègue, le destin d'Augustin se poursuivra par un redoublement et non par une suite. Pierres noires déploie, toujours sous la forme romanesque, le parcours intime de Paul Vaton, qui a connu Augustin au lycée d'Aurillac, sans qu'une proximité réelle entre eux deux soit notée ni développée. Ce roman parallèle, qui se déroule des débuts de la IIIe République à la Grande Guerre, est inachevé, comme la 8e symphonie de Schubert. C'est l'épouse de Malègue qui a rassemblé les feuillets disponibles, et l'édition, souhaitée vivement par Malègue in articulo mortis, vient seulement d'aboutir, en 2018, grâce aux éditions Ad Solem...
Les deux personnages de Malègue ont connu en eux, avec le lait maternel, la paternité vertueuse, et l'encens de la liturgie, la tranquillité de l'ordre chrétien. Déboussolés, victimes de temps bousculés, l'un par rupture, l'autre par privation, ils maudissent leur vie appauvrie. De Paul Vaton, on ne sait guère que la déception. D'Augustin, qu'il ne renaît que pour mourir. Mais bien audacieux, l'interprète de Malègue qui s'adosserait à lui pour justifier quelque miséricorde divine illimitée, inconditionnelle et gratuite... [ extraits d'un article de 4 pages signé Philippe de Labriolle dans Catholica - Hiver 2019 ]