Soljenitsyne et la pourriture de l'Occident C'est un événement majeur de l'édition française que la parution des deux volumes d'Alexandre Soljenitsyne, Esquisses d'exil et Le grain tombé entre les meules. Ce sont les souvenirs de son exil en Occident (de 1974 à 1994, année de son retour en Russie). Que signifie ce titre ? Les meules, ce sont les deux meules du totalitarisme qui ont cherché à broyer Soljenitsyne : la meule communiste du K.G.B. d'un côté et, d'un autre côté, plus subtile mais tout aussi brutale, la meule que nous connaissons bien, celle de l'invivable société occidentale : la ploutocratie (qui réserve le pouvoir aux riches, surtout s'ils sont Américains), la dictature odieuse des media et de la publicité, la corruption des politiciens, la machine judiciaire, etc. Le grain tombé entre les meules, c'est ce qui est resté de liberté à l'auteur pour mener à bien son oeuvre et sa vie spirituelle. Nous avons beaucoup aimé ces deux volumes, faciles à lire. Rappelons qu'en 1974, Soljenitsyne, ayant osé dénoncer les camps de concentration soviétiques en publiant L'Archipel du Goulag, fut arrêté, mis en prison puis expulsé vers l'Allemagne de l'Ouest. "Goulag", ce sont des abréviations : en Russe, G.O.U.L.A.G. désigne l'administration des camps. Ceux-ci, fermés sur eux-mêmes comme des îles dans une mer, forment un "archipel". Arrivé en Occident, Soljenitsyne se crut arrivé au pays de la liberté (tel qu'on l'imaginait en Union Soviétique) - il déchanta très vite ; allant d'étonnements douloureux en ahurissements désespérés, il ressembla à une chauve-souris jetée en plein soleil. Il s'aperçut très vite qu'il devait sa libération et son expulsion au fait qu'il était devenu, bien malgré lui, un "objet médiatique". En effet, les dissidents soviétiques ont été soutenus par les pays de l'Ouest dans le cadre de la guerre froide, en vue d'affaiblir les pays communistes et de servir l'expansion de la puissance américaine. D'après le dogme démocratique yankee, servir les Etats Unis et la liberté, c'est la même chose, on ne le sait que trop. Les émetteurs de radio sur ondes courtes, comme La Voix de l'Amérique, ont diffusé en langue russe les oeuvres de Soljenitsyne à destination des auditeurs soviétiques et le K.G.B, a été intimidé par les pays de l'Ouest, au point de libérer nombre de dissidents et de les expulser. Soljenitsyne alla d'abord s'établir avec sa famille dans la banlieue de Zürich : objet médiatique à l'égal de la princesse Diana, il fut littéralement harcelé par les journalistes et les photographes. Il ne pouvait pas faire un pas dans la rue avec des amis sans que, avec une grossièreté remarquable, des journalistes ne lui collent un micro près de la bouche avec une longue perche, au point qu'il lui était impossible d'avoir une conversation privée sur la voie publique, sans qu'elle fût aussitôt enregistrée. Excédé, il cria aux journalistes : "Vous êtes pires que le K.G.B." (...)