Avec ses 1 600 pages de Mémoires, Monseigneur Jean Naslian nous livre une somme exceptionnelle de témoignages aussi bien connus qu'inédits, du moins jusqu'aux années 1950, sur le génocide des Arméniens perpétré pendant la Première guerre mondiale par les Jeunes-Turcs du Comité Union et Progrès alors au pouvoir dans l'Empire ottoman. Tout en s'intéressant au contexte général pendant et après la guerre, ainsi qu'à l'avènement du kémalisme, ces Mémoires relatent plus particulièrement le sort tragique d'une grande partie des 250.000 Arméniens catholiques présents plus ou moins massivement en divers points de l'Empire et de leur clergé, et les circonstances de leur déportation suivie de leur mort par le massacre, la torture, l'épuisement, la faim, la soif.
Comme à l'ensemble du peuple arménien, rien ne sera épargné aux Arméniens catholiques pour quelques "bonnes" raisons supplémentaires : d'une part la protection notamment de la France, puissance catholique, dont ils jouissaient du fait des Capitulations jusqu'à la Première guerre mondiale, ensuite leur absence du mouvement de revendication de réformes réclamées depuis la fin des années 1870 au nom de l'ensemble des quelques 3.000.000 d'Arméniens. Pour ces deux raisons, ils avaient échappé aux grands massacres de 1894-1896 qui avaient eu pour principaux théâtres les provinces arméniennes de l'est et du sud-est de l'Empire. Avec l'abolition des Capitulations par les Jeunes-Turcs plusieurs semaines avant l'éclatement de la guerre, les Arméniens catholiques devinrent des proies sans défense, et ils payèrent d'autant plus cher le fait d'avoir échappé aux massacres vingt ans plus tôt que les Jeunes-Turcs se réclamaient du laïcisme et du positivisme français mâtinés d'islamo-pantouranisme, et, en plus de leur arménophobie, étaient remplis d'une haine idéologique et viscérale anticatholique et anti-papale, comme l'explique l'auteur de ces Mémoires.
Au milieu des années 1950, où les études d'historiens étaient encore très rares sur l'extermination des Arméniens en 1914-1918, Jean Naslian a accompli un véritable travail d'historien d'investigation en recueillant, lisant et recoupant pendant des années de nombreux récits de rescapés, des témoignages et des documents encore inédits, autant de nouvelles pistes de recherches. Même si l'on devine que, devant l'ampleur de l'extermination, l'envie ne lui manque pas de mettre tous les Turcs dans le même sac, son esprit impartial lui fait distinguer culpabilité efficiente et culpabilité instrumentale pour mieux identifier les auteurs du premier génocide du XXe siècle : les Jeunes-Turcs du Comité Union et Progrès.