- Comme le rappelle Hervé Juvin dans la préface qu'il vous a accordée, l'entreprise est un des derniers lieux du réel. Partant, comment a-t-on laissé se développer autant le verbiage abscons du "néo-management" et des théoriciens de l'entreprise ? - Bien que lieu évident du réel, l'entreprise n'est pas protégée de toute les influences extérieures, et encore moins des discours et modèle dominant, il est donc logique qu'elle soit, elle aussi, rattrapée par ces modes. Il y a des formes très différentes d'entreprises, avec des porosités et des capacité de résistance aux effets de modes très variable. Entre l'entreprise industrielle séculaire à capital familial et l'entreprise institutionnelle tertiaire ; entre la fonderie et la compagnie d'assurances, le écarts sont béants. - Votre livre est une charge percutante contre tous ce délires idéologiques et paraît d'autant plus inattendu qu'il ramène aux réalités du terrain et au bon sens. Il faut pourtant du courage aujourd'hui pour brûler la langue de bois managériale... - Oui et non. Oui, car c'est toujours plus difficile de s'opposer à un discours dominant que d'y souscrire. Voyez ce qui se dit aujourd'hui comme sottises sur le bonheur au travail. Mais là où c'est moins difficile, c'est que l'entreprise étant le lieu du réel, ceux qui y vivent au quotidien et qui vous lisent se rendent vite compte de la puissance de ce discours réaliste. D'autant que, la société et la guerre économique apportant de plus en plus de radicalité dans le rapports de travail - ce qui ne veut pas dire inhumanité - le discours sur les valeurs et vertus héroïques et archaïques porte de plus en plus. C'est le grand message optimiste du livre, hérité du terrain et rien que du terrain. - Vous rendez hommage aux nombreux cadres et chefs d'entreprise qui forment une élite trop discrète. Il est vrai que seules les figures du startuper égotiste et du patron véreux semblent intéresser les médias... - Exactement. Vous pouvez ajouter au purgatoire médiatique la figure du "petit chef" forcément médiocre, aigri et jaloux. Dans la réalité, et en tout cas dans l'entreprise privée, car ma faible expérience de management en administration centrale ou locale m'interdit de me prononcer, je ne vois que de managers conscients de difficultés et menaces et globalement soucieux de la dimension humaine de leur équipes. Ce qui ne veut pas dire qu'ils parviennent à leur offrir le sens, l'envie, le plaisir au quotidien. Bien sûr il y a toujours des figures profondément égoïstes, des ambitieux qui veulent foncer, des atrophiés de l'empathie, etc. Mais la majorité du personnel d'encadrement connaît le joie et les peine de l'humain. C'est d'ailleurs son intérêt. Il faut vraiment ne pas connaître l'entreprise pour s'imaginer qu'un manager puisse se permettre de gaspiller ses ressources. Dans nos écosystèmes, le talent, l'engagement, la compétence sont des données stratégiques et rares. Il faut donc les développer le préserver, les fidéliser. - Le management bisounours a prétendu effacer la figure du chef, vous avancez pourtant que la quête d'autorité n'a jamais été aussi forte.Comment expliquer ce paradoxe ? - Parce que c'est fragile, un chef. Cela a des forces et des faiblesses. Des doutes, des incertitudes. On voudrait pouvoir s'en passer et c'est cela que le discours managérial cherche à bâtir, en s'appuyant sur des batteries de cabinets de consultant chargés de dupliquer les normes de "gouvernance" urbi et orbi. En gros, on voudrait que Ie process décide à la place des hommes. Charge aux hommes de se replier sur le bien-être et le sentiment. D'où la création stupidissime des poste de "responsable du bonheur au travail". Ne riez pas, ça existe vraiment. Donnez la main aux processus et cantonnez le manager à la gestion de émotions individuelles et collectives, et vous arriverez tout droit aux grandes catastrophes, notamment dans des organisation hypercomplexes. Quand le process dirige, c'est la fin. C'est exactement l'explication, par exemple, des dernières grosses pagailles à la SNCF où tout le monde finit par se dire : "Mais bon sang , qui décide quoi dans ce capharnaüm ?" - Edouard Klein, que vous citez, a parlé d'une "crise de la patience" pour nommer le climat d'urgence qui baigne notre société entière. Pourquoi et comment les dirigeants d'entreprise réapprendraient-ils à être patients ? - Il n'y a aucune chance qu'ils soient patients ; car ce n'est pas l'une des vertu cardinales des managers ou des entrepreneurs. En revanche il pensent à long terme. Et d'ailleurs beaucoup plus à long terme que d'autres acteurs, qu'ils soient administratifs ou politiques. L'entreprise s'intègre dans la longue durée et sait que sa survie est faite d'une succession de victoires. Elle porte en elle le goût du combat, de l'affrontement, de la concentration des ressources au service d'un objectif. On peut refuser ce vocabulaire et ces postures, mais ce sont celle de la vie. - Vous abattez une idole médiatique supplémentaire en contestant la spécificité des dernières générations, celles que l'on nomme X et Y. Pourquoi ? - Parce que la caricature de la génération connectée qui viendrait percuter la précédente, plus sédentaire, est doublement fausse. D'abord dans ses attentes. Les nouvelles générations ne sont pas moins engagées, elles sont en revanche beaucoup plus exigeantes sur le "donnant-donnant". Pourquoi ? Parce qu 'elles ont constaté, notamment chez leurs parents, la faillite du modèle précédent qui n'a pas tenu ses promesses. Ils n'entendent pas le reproduire. Un peu comme les enfants du divorce attachés à réussir leur vie de famille ! Le deuxième mensonge est de nous interpréter cette exigence comme un désir de mobilité, de liquidité, de volonté de vie en apesanteur, sans dieu ni maître ni attachement à quelque communauté organique que ce soit. C'est à la foi faux dans la vie politique - regardons les statistiques de vote de cette portion du corps électoral - et dans l'entreprise où, solidement engagés dans une aventure managériale enthousiasmante, ils sont des salariés... comme les autres mais avec quelques années de moins ! - Vous prenez à rebours les discours passifs sur la mondialisation, une offensive est-elle donc possible ? Selon quels principes ? - Depuis la crise de 2008, tout le monde sait qu'il n'y a pas de mondialisation heureuse. Expression sotte ; très idéologique, que l'entreprise n'a jamais crue car l'entreprise, ancrée dans le réel, sait qu'il y a une mondialisation "tout court" et qu'il convient de la dompter pour y survivre. Depuis la disparition de ce fantasme de mondialisation heureuse, on ne peut mobiliser l'énergie des collaborateurs qu'en leur proposant une histoire qui a du sens, qui leur donne envie, qui leur parle. Et en ce sens le management redécouvre les vertu des discours autour de facteurs d'enracinement comme le territoire, la fierté du métier, la culture de l'entreprise, etc. On n'en est pas encore à la notion d'identité mais c'est sans doute la prochaine étape.