Entretien
5/5 Présent, n 8761 décembre 2016
.----. L'échec de la zone euro est normal au regard de l'histoire
Jacques Sapir est un économiste français, directeur d'études à I'EHESS, spécialiste de l'économie russe et des questions stratégiques. Il a écrit de nombreux ouvrages, dont L'euro est-il mort, livre collectif paru en 2016 aux éditions du Rocher.
- L'euro est-il mort ? À vous lire, la zone euro est comparable à l'Union soviétique de 1988...
- Nous sommes en fait à la fois en présence d'une monnaie et d'un comportement politique. Les deux sont liés, mais pour comprendre les problèmes auxquels nous sommes confrontés il faut les dissocier. Le problème est ici moins l'existence de l'euro, qui est à l'évidence nocive pour les économies européennes comme l'ont rappelé plusieurs grands économistes et prix Nobel, tels dernièrement Oliver Hart ou Joseph Stiglitz, que l'organisation de la zone euro, ce que l'on appelle l'Union économique et monétaire, avec ses institutions particulières comme l'Eurogroupe. On a pu le constater de manière très explicite lors de la crise entre le gouvernement grec et ces institutions, l'Eurogroupe fonctionne comme une institution digne du temps de l'URSS. On se souvient que Léonid Brejnev, qui incarna pendant plus de 15 ans le pouvoir soviétique, avait émis la thèse de la « souveraineté limitée ». Or, c'est une thèse similaire que défendent aujourd'hui les dirigeants des instances européennes, qu'il s'agisse de M. Dijsselbloem, le président de l'Eurogroupe, ou M. Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne. En fait, l'euro est issu de la volonté de « fédéraliser » l'Union européenne, mais de le faire sans le dire aux peuples qui la composaient, et qui auraient très probablement refusé ce projet. Il faut ici rappeler que c'est cette raison, la contamination des procédures de l'UE par le « fédéralisme » sournois issu de la zone euro qui a convaincu nombre de ministres conservateurs du gouvernement de David Cameron, dont le ministre de la Justice, de prendre position pour le Brexit.
- Comment expliquez-vous le fait que ceux qui ont prédit que l'euro serait une grande réussite, tel Jean-Claude Trichet, ancien président de la BCE, ne reconnaissent jamais s'être trompés ?
- Les individus qui ont investi énormément, que ce soit en matière de travail mais aussi — et surtout — en termes symboliques, ont énormément de difficultés à reconnaître qu'ils se sont trompés, ou que la réalité ne correspond pas à leurs attentes. Ils entrent alors à la fois dans une attitude de déni — le « réel » n'existe pas ou n'est que l'image donnée par un complot de gens mal intentionnés — et dans une attitude visant à réprimer tous ceux qui ne partagent pas leur point de vue. Ce type de comportement est humain. L'investissement symbolique dans l'euro a été énorme, justement parce qu'au-delà de la monnaie unique, ce qui est en cause est la fédéralisation de l'Union européenne, autrement dit la reprise du projet supranational dénoncé en son temps par le général De Gaulle. On doit aussi ajouter que l'euro présente des avantages pour certains, pour les banquiers en particulier mais aussi pour cette élite que l'on désigne symboliquement comme le « 1 % » le plus riche de la population, et qui mène une vie de luxe cosmopolite. Ce qui pose problème, c'est que les journalistes aujourd'hui reprennent ce discours du déni, ces pratiques de la censure. Il y a, là, un fait spécifique à la France, qui se nourrit de la consanguinité malsaine entre le monde médiatique et le monde politique. C'est cette collusion qui produit le déni, non plus comme mécanisme psychologique mais comme pratique sociale à effet de masse, sur la question de l'euro.
- Pour qualifier la zone euro, vous utilisez le néologisme « démocrannie », mélange de démocratie et de tyrannie. Pourquoi ?
- Par le mot « démocrannie » je cherchais à la fois à désigner un système où l'État démocratique dérive vers l'État collusif, mais aussi à nommer une situation de fait où nous avons un pouvoir tyrannique, au sens du tyrannus absque titulo, autrement dit de la personne arrivée de manière juste au pouvoir, qui fait un usage injuste de son pouvoir, dans un cadre qui, formellement, respecte les codes de la démocratie. Les partisans de cet état collusif ont beau jeu de dire que nous sommes toujours en démocratie. C'est vrai, des élections se tiennent régulièrement, même si des voix, en particulier au sein de l'UE, s'élèvent désormais pour dire qu'il en faudrait moins... Mais la nature du choix offert aux électeurs est de plus en plus restreinte par des processus politiques qui visent, en réalité, à déterminer, au préalable, le choix qui sera « acceptable » pour l'État collusif. Ce que l'on appelle le « populisme » apparaît alors comme une force politique justement au moment où cette dérive se produit. Dans le recours à la légitimité comme fondement de la légalité, et de la souveraineté comme fondement de la légitimité, le populisme vise à redonner au peuple le pouvoir de choisir et de décider. Des grands auteurs, de Max Weber au début du XXe siècle à Chantal Mouffe ou Ernesto Laclau aujourd'hui, ont analysé l'aspect profondément positif et même nécessaire du populisme pour conforter l'État démocratique mis en péril par la dérive vers l'État collusif.
- La monnaie est-elle un attribut essentiel de souveraineté pour un État ?
- Très clairement, la monnaie est un attribut essentiel de la souveraineté. Il faut comprendre que la monnaie, aujourd'hui, n'est plus seulement un instrument de transaction, une réserve de valeur, elle est aussi — et peut-être surtout — une monnaie de crédit. La gestion de la monnaie est donc infiniment plus complexe que ce que l'on pourrait penser de prime abord, dans une vision essentiellement transactionnelle de cette dernière. Elle implique à la fois la norme de crédit et l'élaboration d'une politique de crédit, mais
aussi la stabilité du système bancaire, et aujourd'hui assurantiel. Elle implique enfin la gestion des parités de change entre les pays. Quand un pays accepte d'entrer dans une « union monétaire », il accepte de perdre le contrôle sur sa politique monétaire, de se comporter comme la « région » d'un ensemble supérieur. Perdre sa souveraineté monétaire, c'est donc perdre sa souveraineté tout court. C'est l'une des raisons pour lesquelles les nombreuses « unions monétaires » qui ont été constituées ont très souvent échoué. Les processus de dissociation monétaire ont été en réalité bien plus importants que les processus d'unification monétaire. L'échec de la zone euro est en réalité « normal » au regard de l'histoire.
- « Le seul chemin du salut, pour les économies de l'Europe du sud, passe par la sortie de l'euro », est-il écrit dans le chapitre « L'euro et l'Europe allemande ». Cette sortie engendrera-t-elle automatiquement la destruction de la zone euro ?
- Assurément ! On voit bien que le poids de l'économie française, la seconde économie de la zone euro, ou même le poids de l'économie italienne (la troisième) est tel qu'une sortie de l'un de ces deux pays ferait éclater la zone euro. Sans les pays d'Europe du sud, l'euro « maintenu » connaîtra rapidement un fort mouvement d'appréciation sur les marchés des changes, induit par l'excédent commercial monstrueux de l'Allemagne. Cette forte appréciation, au mini-mum 20 %, et sans doute bien plus, provoquera à terme la sortie de la Slovaquie et de la Slovénie, voire des Pays-Bas. L'euro se réduira à une « zone Deutsche Mark » croupion, zone qui n'aurait aucun intérêt pour les Allemands qui, dès-lors, reviendraient à leur monnaie.
- Toutes les banques centrales des États de la zone euro se préparent-elles à la fin de la zone euro?
- L'éventualité d'une explosion de la zone euro fait partie des scénarii sur lesquels les responsables des Banques centrales des pays membres travaillent. C'est d ailleurs parfaitement normal, et n'implique nullement que ces responsables souhaitent l'explosion de cette zone. Mais, les faits sont là. Ce ne sont pas seulement les Banques centrales qui se préparent à l'explosion de la zone euro, mais aussi les banques commerciales. Ces banques commerciales ont recréé depuis 2011 des lignes informatisées pour mesurer les parités entre le franc, le Deutsche Mark, la lire, la peseta... Ces lignes sont vides, à l'heure actuelle, mais elles se rempliraient automatiquement si l'euro éclatait, en tout ou partie. Cela montre que les milieux bancaires sont parfaitement au courant des difficultés irrémédiables de l'euro et qu'ils s'attendent, sans nécessairement le souhaiter, à sa disparition.
- Quelles leçons tirez-vous du référendum italien du 4 décembre ?
- Il est très clair, pour l'ensemble des observateurs de la vie politique italienne, que le référendum du 4 décembre portait en réalité sur les réformes de Matteo Renzi et sur son engagement européen. De ce point de vue, la victoire massive du « non » avec plus de 59 % des suffrages, vient de déclencher le mécanisme d'une bombe à retardement au sein de la zone euro et de l'Union européenne. L'ensemble des facteurs d'instabilité et de crise qui marquent cette zone va ressurgir à l'occasion de ce vote. Matteo Renzi n'a pas été le « réformateur » de l'Italie, conformément à l'image qu'il aurait aimé donner de lui-même, mais en réalité un de ses fossoyeurs.
L’euro détruit la France
4/5 https://lanef.net/
.----. Sortir de l’Euro
L’euro. Comment la monnaie unique menace l’avenir de l’Europe, de Joseph Stiglitz, Les Liens qui libèrent, 2016, 510 pages, 25 €.
L’euro contre la France, l’euro contre l’Europe, de Jacques Sapir, Cerf, 2016, 74 pages, 5 €.
L’euro est-il mort ? sous la direction de Jacques Sapir, Éditions du Rocher, 2016, 242 pages, 18,90 €.
Ces trois ouvrages délivrent le même message fondamental : l’euro est un mauvais projet qui ne mène à rien de bon et qui est largement responsable de l’enlisement économique d’une bonne partie de l’Europe. Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, explique les « malfaçons au départ » qui empêchaient d’emblée la réussite de l’euro. Alors que la monnaie unique était censée être un moyen au service d’une Europe plus intégrée (ce qui, sans budget commun pour permettre une redistribution des pays riches vers les pays pauvres, revenait à mettre la charrue avant les bœufs), elle est devenue une fin en soi qui a généré stagnation et chômage tout en sapant la solidarité européenne.
Dans un très bref essai clair et stimulant, Jacques Sapir explique pourquoi l’euro détruit la France et l’Europe et montre qu’une sortie de la monnaie unique est non seulement possible mais nécessaire, et qu’elle ne serait pas la catastrophe que certains prédisent.
L’ouvrage qu’il dirige, L’euro est-il mort ?, revient sur les mêmes thèmes d’une façon plus approfondie avec l’intervention d’économistes reconnus de pays et de bords différents, avec notamment des libéraux (Jean-Jacques Rosa ou Charles Gave), des membres de l’Institut Pomone (Jean-Pierre Gérard, Gérard Lafay), Hervé Juvin… Il a aussi le mérite d’aborder concrètement le cas de pays de la zone euro (la Grèce, l’Espagne, l’Italie…). Une référence qui apporte une sérieuse crédibilité aux tenants de la sortie de l’euro.
[ Signé : Christophe Geffroy dans Lectures le 1 décembre 2016 de La Nef - À propos Christophe Geffroy - Fondateur et directeur de La Nef, auteur notamment de Faut-il se libérer du libéralisme ? (avec Falk van Gaver, Pierre-Guillaume de Roux, 2015), Rome-Ecône : l’accord impossible ? (Artège, 2013), L’islam, un danger pour l’Europe ? (avec Annie Laurent, La Nef, 2009), Benoît XVI et la paix liturgique (Cerf, 2008).]
P.S. : Qu'est-ce que La Nef ?
La Nef a été créée en décembre 1990, c'est un magazine mensuel, catholique et indépendant. Ce faisant, La Nef s'inscrit clairement et sans complexe dans une ligne de totale fidélité à l'Église et au pape qui la gouverne.