Henry Bordeaux et Pierre Benoit...
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.----. Une trentaine d’écrivains, bons ou moins bons. Parmi eux, les uns ont bâti une œuvre, les autres se sont contentés de commettre des livres, parfois assez quelconques. Réunis, ici, à cause des gros ou petits ennuis qu’ils connurent au moment de la Libération sans que, pour plusieurs, le handicap soit bien lourd ou bien durable. Ne pouvant tous les passer en revue, notre choix s’est porté sur deux hommes de générations différentes mais morts à une année d’intervalle, sur deux romanciers en horreur aux avant-gardes mais longtemps goûtés par des tas de gens : Henry Bordeaux et Pierre Benoit.
Le premier, fils d’avocat, grandi dans l’honnêteté austère de sa Savoie au milieu de sept frères et sœurs, nul n’ignore le contenu positif de son immense production littéraire et ce qui rapproche ses nombreux romans, car lui-même l’a indiqué : c’est le sens de la famille, cellule religieuse et obligatoire de la société – qu’il s’agisse de la montrer sauvée par son chef après une crise factice (Les Roquevillard), reconstruite après un adultère (La Neige sur les pas), ou hiérarchisée à l’image de la maison éternelle (La Maison). Romancier donc, défenseur de l’ordre traditionnel, de la soumission de l’individu aux devoirs collectifs… Mais aussi essayiste et critique, tourné, celui-ci, vers la morale, la psychologie. Capable en conséquence d’approfondir assez un auteur pour déployer à partir de lui un panorama spirituel. Mémorialiste enfin, avec les treize volumes d’Histoire d’une vie, parus entre 1951 et 1973, foisonnants souvenirs de ses travaux et de ses jours, de la douleur et de la gloire de Verdun, de l’entrée dans Metz reconquise, de ses voyages au cœur de l’empire colonial français. Et d’abord au Proche-Orient à l’époque du mandat, qui suscita l’écriture de Yamilé sous les cèdres.
Or, curieuse coïncidence, Pierre Benoit, son talentueux cadet, d’emblée célèbre avec Koenigsmark (1918) et L’Atlantide (1919), mettrait à profit une résidence prolongée en ces mêmes pays pour donner en 1924 La Châtelaine du Liban, remarquable par une géographie exacte comme le seront chacune de ses histoires adroites et saisissantes, pleines d’exotisme, nourries d’étrangeté et d’angoisse – que l’« entrain de hussard » qu’il leur insuffle n’empêche pas de faire se côtoyer (fruits d’une persistante veine poétique) le réel et l’imaginaire. Dès lors, cumulant insolemment succès de vente et adaptations cinématographiques, Pierre Benoit, toujours un peu bohème sous la grêle des droits d’auteur, va céder à la « fièvre verte » et coiffer, en 1932, un bicorne d’académicien. Moins attrayant, toutefois, que les cabines paquebots des Messageries maritimes grâce auxquelles il accomplira plusieurs tours du monde… La suite ? Plus sombre. Appréhendé sans rime ni raison en septembre 1944 (tandis que son vieil ami Henry Bordeaux, par chance, échappe à cette infamie), puis placé en liberté surveillée, le voilà, de janvier à avril 1945, bouclé à Fresnes… et relâché faute de charges. « La vraie cause de mon arrestation, a-t-il expliqué, fut que j’admirais profondément Charles Maurras mais aussi que je faisais partie de ce qu’on appelle les “bourgeois” ». Blessure inguérissable ! Haine définitive de l’iniquité et des « listes noires » ! Cependant il restait, contre vents et marées, le romancier très lu et très fécond que ragaillardit le lancement du Livre de Poche en 1953 et la salve tonique de quatorze de ses titres demandés, réédités, plébiscités.
Pierre Benoit, dont l’ultime roman était sorti en 1961, disparut dans la nuit du 2 au 3 mars 1962. Quant à Henry Bordeaux, doyen d’élection de l’Académie française, et qui ne cessa de témoigner un amour de la France partout sensible et transparent, Dieu l’accueillerait, âgé de quatre-vingt-treize ans, le 29 mars 1963. De profundis.
[ Signé : Michel Toda - décembre 2019 ]
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