"Les Russes blancs vivent dans leur Paris, à côté du Paris réel " (Jevakhoff)
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.----. Le ton est léger et même parfois malicieux. Dans Le roman des Russes à Paris, Alexandre Jevakhoff nous convie à un voyage sans prétention, traversant les siècles, époussetant les mémoires, pour retrouver ce Paris russe qui est aussi le sien : il y est né un jour de 1952, avec pour grands-parents, quatre Russes blancs. Le lien qui unit le pays des tsars à la France n’a décidément rien d’un mirage.
Les premiers Russes à Paris
Ce sont d’abord des images. Celle de la jeune et belle Anna Iaroslavna qui épousa en 1051, sans connaître une once de français, le roi Henri 1er, ou celle du mythique Pierre Le Grand qui, lors de son mémorable séjour dans la capitale, en 1717, secoua l’étiquette de sa main slave, en étreignant dans ses grands bras le tout jeune Louis XIV … La « gallomanie » du XVIIIe ! Paris fascinait les Russes. Et Catherine II le prouva à sa manière, séduite, elle, par les Lumières, en rachetant la bibliothèque de Diderot et en faisant les yeux doux à Voltaire qui fut chargé en 1759 d’écrire et de publier L’Histoire de l’Empire sous Pierre le Grand…
Certes, la Révolution déchira, à juste titre, le voile et les illusions – Napoléon dans sa course folle jusqu’à Moscou n’arrangea rien. Et la Russie gardera en mémoire ce choc, allant jusqu’à bouder l’Exposition universelle de 1889 et sa Tour Eiffel…
Le roman Paris-Moscou
Mais l’attrait est là. En 1814, les troupes du tsar Alexandre sont là pour contrer Napoléon et la population parisienne n’y est pas indifférente. « Bistro, bistro ! » disent les cosaques, pressés d’être servis dans les estaminets de la capitale – le mot est resté. Les Russes prennent leurs quartiers à Paris. Sophie Rostopchine épouse le Comte de Ségur, « première Russe à devenir vraiment française » et le duc de Morny, demi-frère de Napoléon, succombe aux charmes de la jeune Sophie Troubetskoï. Pendant que Tourgueniev dîne avec Flaubert, Zola, Daudet et Goncourt, en éternel et platonique amoureux de la cantatrice française Pauline Viardot… Et que Tolstoï réhabilité – il avait soutenu les décabristes en décembre 1825 – traduit Pouchkine dans la langue de Voltaire.
Et Paris ne séduit pas que les écrivains et les artistes. Les années passant, des esprits plus politisés s’y réfugient, pourchassés par la police tsariste. On en expulse certains, comme le socialiste Herzen ou l’anarchiste Bakounine, mais d’autres se feront plus discrets. On aperçoit bientôt Vladimir Oulianov – qui ne s’appelle pas encore Lénine – parcourant Paris à vélo, ou rendant visite à M. et Mme Paul Lafargue, fondateur du parti ouvrier français dont l’épouse n’est autre que la fille de Karl Marx… Ou encore Trotski qui rumine ses noirs desseins dans tous les cafés de la place d’Italie. En mars 1917, ils rejoindront tous deux la patrie natale pour faire affaire…
« Les Russes blancs vivent dans leur Paris, à côté du Paris réel » (Jevakhoff)
Et quelle triste affaire. L’alliance tant espérée, soutenue par Nicolas II – le pont Alexandre III fut créé en cet honneur – est reportée aux calendes grecques : la Révolution russe l’a tuée dans l’œuf. Et c’est au tour des Russes blancs d’envahir la capitale… Mannequins chez Coco Chanel, chauffeurs de taxis, ouvriers chez Renaud, ces aristocrates et anciens officiers gagneront assez courageusement leur vie pendant que Serge Diaguilev enchantera le Châtelet de ses ballets.
« Avec les réflexes de l’animal blessé, les Russes blancs vivent dans leur Paris, à côté du Paris réel, dans un univers de regrets éternels et d’incompréhensions complexes. » Par fidélité – ou fatalisme -, ils ne réclament pas leur naturalisation. Et se prennent même à espérer la victoire de l’Allemagne nazie contre les Rouges qui leur ont ravi leur pays… Cruelle désillusion. Ceux que Moscou réussira à convaincre au retour, après sa victoire de 1945, découvriront le paradis soviétique, c’est-à-dire le goulag – il faut revoir le remarquable film « Est-Ouest » de Régis Wargnier.
Jusqu’à son éclatement, l’URSS regardera toujours d’un œil torve ces exilés d’un autre temps. L’auteur rappelle qu’à la venue de Khrouchtchev à Paris, le général de Gaulle dut, sur sa demande, envoyer illico presto quelque deux cent personnes en Corse, parce que ces « chiens de garde-blancs » osaient encore menacer de l’assassiner… Même histoire avec Brejnev et Pompidou dix ans plus tard !
« Le roman des Russes à Paris entame allègrement son onzième siècle ». Certes. Mais il y a des regrets dans les mots de l’auteur. Les grandes figures russes du temps passé n’ont pas leurs successeurs. Et la France, surtout, est-elle encore une référence pour la Russie ?! [ Signé Marie Piloquet sur reinformation.tv le 15 janvier 2015 ]