Résister au monde libéral !
5/5 L'homme nouveau .
.----. Cinquante ans après la parution de l’encyclique Humanæ vitæ, le philosophe Thibaud Collin se penche à nouveau sur la crise du mariage. Son dernier livre, Le mariage chrétien a-t-il encore un avenir ?, semble poser dans son titre une question quasi désespérée. C’est pourquoi, il ne faut pas manquer d’y associer le sous-titre retenu : Pour en finir avec les malentendus, qui ouvre des perspectives, non seulement plus optimistes, mais surtout plus actives. On prendra ainsi mieux en considération le propos et le but de l’auteur.
Et si nous évoquons pour notre part le repère historique que constitue Humanæ vitæ, il ne s’agit pas non plus d’un hasard. Certes, l’analyse de Thibaud Collin ainsi que sa réflexion ne portent pas essentiellement sur cette encyclique publiée en 1968 par le pape Paul VI. Mais celle-ci avait marqué un coup d’arrêt dans les hésitations du magistère concernant le recours à la contraception artificielle, période qui a ébranlé en profondeur chez les fidèles la perception de ce qu’est le mariage chrétien. Après la parution de l’encyclique, la contestation ne s’est pas tue ; la pratique d’une grande partie des couples catholiques ne s’est pas forcément conformée à l’enseignement du magistère, mais la parole était claire, les repères présents et une pastorale cohérente possible.
Le contexte historico-magistériel
Humanæ vitæ rappelait dans une époque en crise l’enseignement de l’Église catholique. À sa manière et pour son temps, Paul VI s’inscrivait dans les pas de l’un de ses prédécesseurs. Le 31 décembre 1930, le pape Pie XI avait en effet publié une encyclique intitulée Casti connubii dans laquelle il rappelait le sens authentique du mariage chrétien. Le contexte historique n’était déjà plus favorable à ce dernier. Le droit nouveau, né de la Révolution, enraciné dans les Lumières, favorisait le divorce. Comme l’a bien montré Xavier Martin, les Lumières rompaient aussi radicalement avec la conception chrétienne de la femme et ravalaient celle-ci au rang de mineure, déséquilibrant le couple chrétien et accumulant à long terme les ingrédients nécessaires à la révolution féministe. L’égoïsme des classes bourgeoises se manifestait également dans sa volonté de réduire le nombre d’enfants, volonté élevée au rang de théorie puis de politique par le malthusianisme.
Léon XIII avait déjà rappelé la sainteté du mariage dans l’encyclique Arcanum divinæ sapientiæ. Pour sa part, Pie XI répondait en quelque sorte à la décision de la Communion anglicane qui, lors de la Conférence de Lambeth de 1930, avait ouvert la voie au recours à la contraception artificielle, ouvrant ainsi dans les milieux chrétiens une longue et inachevée période de doutes.
Pendant le long pontificat de Jean-Paul II, lequel avait joué un rôle important dans la réflexion qui devait donner naissance à Humanæ vitæ, le magistère avait en quelque sorte tenu bon dans sa défense du mariage chrétien et de ce qu’il impliquait tant du point de vue des couples et des familles catholiques que de la pastorale du mariage et de la famille. Après le concile Vatican II, la position sur le mariage et la famille constituait d’une certaine manière le dernier bastion radicalement anti-moderne que soutenait l’Église après avoir cherché à baptiser en quelque sorte la modernité, en refermant le cycle ouvert par la Révolution française, l’encyclique Quanta cura et le Syllabus ainsi que la crise moderniste.
Le mariage au risque de la modernité
C’est dans ce contexte général, rapidement évoqué ici, qu’il faut replacer la parution en 2016 de l’exhortation apostolique du pape François, Amoris laetitia. Beaucoup d’encre a coulé concernant ce texte et son interprétation, singulièrement en ce qui concerne son chapitre VIII. À raison, Thibaud Collin commence son livre en s’attardant sur la situation du mariage dans le monde contemporain ou, plus exactement, dans la situation de modernité tardive dans laquelle nous sommes. Ce faisant, il entre, selon sa vocation et dans le cadre de son livre, dans la perspective dont on crédite le pape François. À savoir d’être capable de prendre en considération la réalité telle qu’elle se présente à nous et non de rêver à une situation idéale ou idyllique.
Pour l’auteur, si le mot même de « mariage » demeure bien aujourd’hui (et connaît même une inflation de son usage), sa nature a profondément évolué, comme le souligne par exemple de son côté la sociologue Irène Théry. La transformation de ce qu’est le mariage s’est en quelque sorte accélérée en raison de l’extension continue de la logique des droits des individus, et de cet individualisme d’un genre particulier qu’est le « communautarisme ». Comme l’écrit Thibaud Collin : « Le mariage tel que les Temps modernes l’ont compris et déterminé est inintelligible si l’on ne voit qu’il naît “tout contre” l’Église – il en dépend car il repose sur le consentement des époux mais il s’en émancipe car il en refuse la dimension sacramentelle. Il s’agit pour nous de saisir en quoi la logique du consentement a fini par être perçue comme incompatible avec celle de l’indissolubilité. »
La réponse à ce constat se trouve du côté de la conception de la liberté comme autodétermination et, plus largement, dans une approche entièrement contractualiste. L’auteur écrit d’ailleurs : « Les révolutionnaires reprennent la riche tradition consensualiste (selon laquelle le mariage est fondé sur le consentement des époux) mais qu’ils réinterprètent à partir des principes politiques contractualistes et ainsi se séparent du mariage tel que l’Église le définit. »
L’apport de Jean-Paul II
Ce premier chapitre, qui souligne les fondements de la réalité actuelle, nous semble le plus important du livre alors que l’auteur estimera certainement de son côté que son deuxième chapitre (« Le mariage personnaliste, mais quel personnalisme ! ») constitue la clef de voûte de son propos. Dans ce chapitre, il s’attache à rappeler l’enrichissement apporté par le magistère post-conciliaire jusqu’au pape François à la théologie catholique du mariage, lequel serait mieux saisi désormais dans sa profondeur en raison du personnalisme du pape polonais.
Conscient du terrain miné sur lequel il s’avance, Thibaud Collin tente de montrer l’enracinement thomiste de ce personnalisme, sa particularité ainsi que sa richesse doctrinale. Évoquant l’enseignement de Jean-Paul II, il écrit par exemple : « Les catéchèses sur le corps donnent un fondement à Humanæ vitæ car elles mettent en pleine lumière la racine des exigences de la personne envers son corps sexué et celui de son conjoint. La contraception est une manière de ne pas se respecter soi-même, de ne pas se recevoir comme un don, de ne pas lire le corps sexué comme un corps de don. » À vrai dire, il semble, à suivre l’auteur, que Jean-Paul II ait tenté de sauver à la fois l’objectivation de l’approche traditionnelle du mariage et la subjectivité issue de la modernité, dans une espèce de voie médiane, rendant « possible la formation d’une subjectivité chrétienne ».
Son long pontificat, suivi de celui de Benoît XVI, a peut-être laissé croire qu’il avait réussi. Les débats nés de la tenue de deux synodes des évêques sur la famille puis la publication de l’exhortation Amoris laetitia repose néanmoins clairement la question. Car c’est la subjectivité qui est aussi au cœur de la démarche du pape François dans sa volonté d’« accompagner, discerner, intégrer » telle que Thibaud Collin s’attache à l’explorer dans le chapitre suivant.
Primauté de la conscience ou primauté du bien commun
Présentant l’approche du pape François, ainsi que celle de son entourage ecclésiale – la filiation Martini-Kasper, notamment –, l’auteur rappelle également les débats et les discussions qui ont secoué l’Église ces dernières années et les nombreuses tentatives d’interprétations qui ont été faites, allant de la volonté de saisir la continuité avant tout à l’exaltation de la rupture entre l’enseignement du Pape actuel et celui de ses prédécesseurs. Il met surtout bien en évidence le fait que le pape François a repris une « distinction traditionnelle entre l’objectivité morale d’un acte et son imputabilité », c’est-à-dire le fait que la personne puisse être rendue ou non, totalement ou partiellement, responsable de son acte. Comme il l’écrit dans sa conclusion : « Le problème est que cette distinction a été reprise et comprise dans un climat tel que l’approche selon l’imputabilité est utilisée, de fait, par certains théologiens ou pasteurs pour altérer l’objectivité morale de l’acte. »
Dans les derniers chapitres de son ouvrage, Thibaud Collin explore les conditions qui ont rendu possible un tel climat et leurs conséquences sur l’évolution de la pastorale du mariage. Il écrit notamment : « Le fait de déplacer le critère du for externe au for interne donne de fait à la conscience de l’individu une primauté sur le bien commun de l’Église qui rappelons-le n’est pas un bien abstrait et séparé mais le bien commun aux membres du Corps du Christ pour l’édification du plus grand nombre et le témoignage de la foi et de l’Amour de Dieu. »
Résister au monde libéral
Plus largement encore, il note bien qu’il s’agit d’un combat contre l’individualisme libéral. Il s’agit là d’un défi radical pour l’Église et la façon dont elle y répondra – dont elle y répond déjà – est déterminante, non seulement pour la vie ici-bas, mais pour la vraie vie, dans l’Au-delà. Thibaud Collin, fort d’une foi enracinée, postule que la grâce est à même de soutenir les efforts des chrétiens engagés dans ce monde et dans cette lutte. « La grâce divine, écrit-il ainsi, soutient le cercle vertueux dans laquelle la personne est engagée et par lequel elle se bonifie. Le temps permet cette profonde coopération entre grâce et liberté par laquelle elle devient naturellement meilleure en posant des actes correspondant à ces aspirations vraiment humaines. » Beaucoup attendent de leurs pasteurs qu’ils les aident dans ce chemin de perfection et non qu’ils déploient tout un arsenal niant à terme leur responsabilité et donc leur liberté.
On s’aperçoit ici combien la position de Thibaud Collin est profondément humaine et, osons le mot, optimiste vis-à-vis de la possibilité de l’homme de grandir en sainteté. Mais, à juste titre, son discours est aussi un discours de combat. Contre les pasteurs de l’Église ? Non, mais contre le monde libéral : « Le défi pastoral que le monde libéral pose à l’Église ne pourra être adéquatement relevé que si les chrétiens produisent une critique radicale de ses présupposés moraux et anthropologiques, belle occasion d’une appropriation renouvelée de la vérité révélée. » [ Rédigé par Philippe Maxence le 29 juin 2018 dans " L'homme nouveau " ]