"Dans les derniers jours de Juin 1940, après la débâcle de la France, nous fûmes obligés, ma femme et moi, de quitter le Midi de la France que nous habitions. Nous espérions atteindre la frontière espagnole pour nous rendre au Portugal, mais tous les consulats refusèrent de nous donner des visas.
La ville-frontière Hendaye étant déjà occupée par les troupes allemandes, nous fûmes obligés de nous replier vers l'intérieur du pays. Les départements des Pyrénées n'étaient plus qu'un camp immense et chaotique, où des milliers de fuyards : Français, Belges, Hollandais, Polonais, Tchèques, Autrichiens, Allemands exilés, soldats des armées battues et dispersées, obstruaient les routes et emplissaient villes et villages. Il était difficile de se nourrir, il était impossible de trouver un lit. Celui qui avait réussi à s'emparer d'un fauteuil pour y passer la nuit, était privilégié. Les longues files d'autos, chargées d'ustensiles de ménage, de matelas et de lits, étaient immobilisées faute d'essence. Une famille de Pau nous conseilla de nous rendre à Lourdes où nous pourrions peut-être encore trouver à nous loger. Cette ville célèbre n'étant qu'à trente kilomètres, nous tentâmes notre chance. Et nous trouvâmes à nous caser.
C'est ainsi que la Providence nous conduisit à Lourdes, dont je ne connaissais que très superficiellement l'histoire miraculeuse.
J'y ai vécu quelques semaines d'angoisse. Mais elles furent aussi pour moi d'une grande importance. J'appris la merveilleuse histoire de Bernadette Soubirous et des guérisons miraculeuses de Lourdes.
Dans ma grande détresse, je fis un voeu. Si j'arrivais à m'échapper et à atteindre le rivage d'Amérique, la première chose que j'écrirais, serait le Chant de Bernadette.
Ce livre est l'accomplissement de mon voeu.
De nos jours, un chant épique ne peut prendre que la forme d'un roman. Le lecteur méfiant me posera peut-être la question, plus justifiée ici que pour beaucoup d'autres poèmes historiques : "Quelle est la part du vrai, quelle est celle de l'imagination ?" Je répondrai : Tous les évènements mémorables qui constituent le thème de ce livre, sont réels. Comme le début ne remonte pas à plus de quatre-vingts ans, le tout se passe à la lumière crue de l'histoire, les faits ont été confirmés par tous les témoignages, ceux des partisans, comme ceux des ennemis et des observateurs objectifs. Mon récit ne change rien à cette vérité.
Je n'ai fait usage de la liberté poétique que là où la création artistique exigeait des resserrements chronologiques, afin de faire jaillir de la matière touffue l'étincelle de la vie.
Je me suis permis d'écrire le "Chant de Bernadette", quoique je ne sois pas catholique, mais juif. Au fond c'est un voeu beaucoup plus ancien et plus inconscient qui m'a conduit vers cette œuvre. Déjà aux jours où j'écrivais mes premiers vers, je me suis juré de célébrer toujours et partout, dans mes écrits, le secret divin et la sainteté humaine, envers et contre mon époque, qui se détourne avec raillerie et indifférence des valeurs essentielles de la vie."
Franz Werfel
Los Angeles, Mai 1941.