L'ordre se défait donc, mais par là même aussi se fait, se fait dans la mesure même où il s'effiloche, se lézarde, part en poussière. On rejoint ici la théorie de la "main invisible", chère au libéralisme historique, sauf que la main n'a rien ici d'invisible, elle est au contraire on ne peut plus visible. Mieux encore, elle ne fait rien pour se cacher. Le pouvoir encourage donc le désordre, le subventionne même, mais ne le subventionne pas pour lui-même, ne le subventionne que pour l'ordre dont il est le fondement, au maintien duquel il concourt. L'ordre par le désordre, voilà la formule. Désordre politique, mais aussi moral, social, culturel (car tout se tient en la matière). Autant que possible, le pouvoir s'emploie à brouiller les cartes, à priver les individus de leurs repères coutumiers. L'objectif est de les déstabiliser, de les rendre étrangers à leur propre environnement. La réalité les fuit, leurs sens sont anesthésiés. Ils ignorent d'où ils viennent et où ils vont, ne savent même pas bien souvent de quoi l'on parle. Parfois aussi c'est l'émeute, les casseurs entrent en scène. Mais, là encore, qu'y faire ? Sus à l'obsession sécuritaire. Un même mouvement entraîne ainsi toute chose, seul le pouvoir échappe à l'universelle dissolution. L'individu se raccroche donc à lui comme à une bouée miraculeuse. C'est son seul recours, l'unique point fixe émergeant encore dans la tourmente.
Eric Werner est chargé de cours à l'Université de Genève. Il a déjà publié, à l'Age d'Homme, De la misère intellectuelle et morale en Suisse romande (avec Jan Marejko), Mystique et politique, Le système de trahison et Montaigne stratège.