Dicker aime autant ses personnages que son intrigue
5/5 Réinformation TV
.----. Il est sorti le 7 mars. Et beaucoup de lecteurs l'attendaient avec impatience, rendus accros avec La Vérité sur l'affaire Harry Quebert paru en 2012, l'ouvrage qui valut à Joël Dicker le Grand Prix du Roman de l'Académie française et le Goncourt des lycéens (et 4 millions d'exemplaires vendus)… La disparition de Stephanie Mailer lui ressemble à de nombreux égards. Lourd pavé de plus de 600 pages, ce roman nerveux joue avec les règles du genre, empruntant au policier ses ingrédients majeurs, tout en gardant une distance observatrice amusée, car Dicker aime autant ses personnages que son intrigue. Un « produit marketing », ont dit de mauvaises langues ? Il y a une sorte de recette - mais elle a le mérite d'être originale.
La petite ville d'Orphea : théâtre de vie… qui a ses morts
D'abord, c'est l'irrésistible effet « tourne-pages ». D'un côté on est déçu de l'avoir fini et de l'autre, on est bien aise, tant l'enquête nous turlupinait tout le jour… Joël Dicker a repris le procédé de La Vérité, cette alternance entre deux temps du récit, où le passé éclaire peu à peu le présent. Il l'a même pour ainsi dire quasi mécanisé, dans une construction étonnante, efficace comme une machine - savante.
Tout repose sur un drame originel : un quadruple meurtre survenu en 1994 lors de la première du festival de théâtre d'Orphea, petite station balnéaire très américaine des Hamptons, dans l'État de Washington. Vingt ans plus tard, bien que l'enquête soit supposée être close, le même duo de policiers la rouvre en raison de l'inquiétante disparition d'une journaliste : Stephanie Mailer. Et si on était passé à côté de toute l'affaire, en 1994 ?
Joël Dicker a choisi un « je » multiple et fragmenté puisque sept personnages (parmi la trentaine présente) prennent en charge, à tour de rôle, le récit. Un dynamisme narratif qui à la fois fait avancer dans la résolution de l'intrigue, mais complique aussi chaque fois un peu plus cet entrelacs de destins apparemment disparates. Et le rebondissement est permanent, chaque fin de chapitre agissant à la manière des bonnes séries américaines : il faut savoir la suite.
Joël Dicker répare les malheurs
On s'en lasse ? Pas vraiment, car le tout est bien ficelé. Et surtout, l'intrigue n'est pas l'unique reine. Il y a certainement un crime, des victimes, un coupable… « l'instinct » du flic est célébré et l'enquête privilégiée. D'incendies criminels en garde meuble cachés, d'appels anonymes en acoquinages mafieux… « La Nuit Noire » est partout ! Mais c'est un matériau avec lequel l'auteur joue.
La légèreté demeure.Joël Dicker tient à la réalité de la vie qui n'est pas que tragique, qui n'est pas que sordide. Et quand il a envie de sourire, voire de rire, il le fait volontiers. Le policier Jesse Rosenberg va passer tous ses samedis à tenter de retrouver la sauce hamburger préférée de sa femme et ses grands-parents (juifs) forment un couple absolument loufoque. Il y a l'intrigue… et l'épaisseur de l'existence - le décalage se révèle réjouissant.
Le destin de Stephanie Mailer, la grande absente du roman finalement, va rassembler à un moment donné tous ces destins qui convergent. Et seront alors « résolus » en quelque sorte, non seulement le mystère de sa mort et celui des autres meurtres, mais aussi tout ce panaché de maux humains dessiné au fil des pages, de l'amante menaçante à la dépendance à la drogue, sans oublier la tristesse mortifère du souvenir… Dicker a parlé d'« un livre qui a pour thème la réparation » : le mot apparaît de fait plusieurs fois vers la fin du roman, dans la bouche de différents personnages.
Orphea peut devenir enfin un lieu « où la vie semble plus douce ».
Comme dans L'Affaire Harry Quebert, le thème de l'écriture est prégnant. Mais autant Marcus Goldman avait une réflexion personnelle travaillée et progressive sur la question, autant les protagonistes de La Disparition affichent avec elle un rapport charivarique qui n'a d'ailleurs pas plu à certaines consœurs du Monde. Stephanie Mailer voulait écrire, « le Maître Kirk Harvey » voudrait écrire, Meta Ostrovski aurait voulu écrire… beaucoup d'échecs dans ce domaine où un seul des personnages réussit finalement, et de manière incongrue, transformant la confession de ses vraies fautes en roman policier plus vrai que nature !
Ce qui en a gêné plus d'un est le portrait du critique littéraire Meta Ostrovski (patronyme du fondateur du théâtre russe) dans lequel Dicker manie sans aucun doute une certaine ironie… Celui qui se dit « Dieu mais en mieux » trouve qu'« écrire est un art mineur » et que son « cerveau si magnifique » peut en revanche « établir la vérité », c'est-à-dire « permettre à la masse de trier ce qui bon et ce qui est nul »… Et de terminer en slip, ravi, dans une pièce de théâtre pourrie ! Prétexte ou règlement de comptes ? La célébrité donne parfois de l'assurance…
Mais ne donnons pas d'intentions trop sérieuses à Dicker. Sa seule obsession est la joyeuse tenue en haleine de son lecteur. Pour La Vérité, Marc Fumaroli avait parlé d'un « jet continu d'adrénaline littéraire » - quand même, c'est encore une fois réussi…
[ Signé : Clémentine Jallais le 15 mars 2018 sur https://reinformation.tv/ ]