"Les temps sont noirs. L'horizon est barré. Il ne faudra pas que l'on croie dans cent ans que c'était gai, la Victoire. Il faudra montrer à nos arrière-petits-enfants les routes de Lorraine détrempées par les inondations où allait la théorie des soldats fatigués, des chevaux fatigués, des voitures fatiguées, des camions fatigués ; où marchaient en bandes loqueteuses, misérables, déshumanisées, Russes, Roumains, Italiens, Français, Anglais, poussés hors d'Allemagne, harcelés par la grippe et redoutés des populations. Il faudra leur montrer le champ de désolation de la Champagne et de la Meuse, de la Picardie et des Flandres, où se lamente sans vivres et sans abris sous les pluies exécrables d'un hiver pourri tout un peuple accouru des exils de Gascogne, de Touraine, de Poitou dès les premières heures de l'armistice. Il faudra leur montrer Nancy, carrefour des misères où la grippe terrasse les rapatriés au seuil de la Terre Promise, les démobilisés échappés aux obus, aux gaz et aux balles ; Reims qui n'est plus, Lille où l'on est affamé... Il faudra leur montrer Paris insouciant et fol, vieille coquette ayant retrouvé sa poudre, son rouge et ses mouches et tenant salon au boulevard des Italiens à l'heure où tout un monde s'écroule."
M. B., 31 décembre 1918
"Bedel utilise le langage dans sa plus humaine dimension, celle de la parole : dire pour comprendre, dire pour se comprendre, dire pour donner à l'autre. En plus de cela, et peut-être sans en être conscient, il me semble qu'il se coud un vêtement de mots. Son journal est son habit. Au départ chemise légère, bien vite tunique de Nessus. Quand bien même celle-ci brûlerait insupportablement la peau, il convient de la garder sur soi, car le mal enduré prouve qu'on est vivant. Encore vivant."
Philippe Claudel, auteur de la préface de cet ouvrage.