La plupart des gens ont oublié quelle sorte d'âme on possède à six ans, à huit ans, à douze ans. On tient pour acquis que l'enfant n'est que l'esquisse de l'homme. Or ce n'est pas vrai : l'enfant est un être complet en soi et très différent de l'adulte. Il a ses idées propres, sa morale, ses désires, ses amours, sa philosophie et enfin, les armes appropriées à son état. Comme il est le plus faible, la plus utilisée de ces armes ne peut être que le mensonge. Les enfants mentent sans cesse, pour la tranquillité, pour couper au plus court de la vie. Dans les romans ou dans les mémoires, les enfants sont, pour ainsi dire, anthropomorphiques. J'ai tâché au contraire, ici, de peindre un enfant totalement enfantin, à la manière dont Jack London peignait les chiens de traîneau, en se mettant dans sa peau, qui n'est pas la mienne. Ou plutôt qui l'est plus la mienne, car Jeannot, le héros de ce livre, c'est moi, de six à treize ans. Je n'ai rien oublié de ce temps, et ce que je croyais avoir oublié a ressurgi, intact, dans ma mémoire, c'est-à-dire non seulement les péripéties de mon enfance, mais encore les idées, les sentiments, les passions, l'expérience que j'avais alors. Certains épisodes ont été des tragédies, comme la mort de ma mère lorsque j'avais sept ans ; d'autres des comédies, comme la période militaire de mon père, mes relations huppées avec le roi de Roumanie en exil à Paris, ma mise à la porte du catéchisme, la description de l'Exposition coloniale, grande fête de la IIIe République. Ce livre s'arrête quand j'avais treize ans. Treize ans est l'âge où finit l'enfance, où l'on devient adolescent, c'est-à-dire homme, et où l'on perd mystérieusement toute l'intelligence dont on jouissait jusque-là. J'ai eu très nettement, alors, un sentiment de régression intellectuelle et sentimentale. Bref, je suis devenu bête. Peut-être n'est-ce qu'aujourd'hui que je suis enfin redevenu Jeannot ? Il aura fallu du temps !