Écrire une biographie de Jean Bichelonne demande tout d'abord de se débarrasser des certitudes assénées depuis soixante-dix ans à l'égard de l'un des polytechniciens les plus doués de sa génération. Reconnu pour son esprit presque anormal par sa puissance de travail et sa mémoire exceptionnelle, il dirige en septembre 1939, le cabinet de Raoul Dautry, au ministère de l'Armement. Il fait alors transporter en Grande-Bretagne le stock d'eau lourde. Cet épisode relativement méconnu s'avérera déterminant pour la suite du conflit.
La trajectoire de Jean Bichelonne rejoint celle des technocrates, ces hauts fonctionnaires ou cadres dynamiques du secteur privé qui avaient "pantouflé",
issus des mêmes Grandes Ecoles et des mêmes Grands Corps. Avant la guerre, ces inspecteurs des Finances, ces polytechniciens, ces centraliens avaient participé à des colloques communs, s'étaient retrouvé dans des cénacles choisis tels X-Crise, Redressement français, Les Nouveaux Cahiers, ou Ordre nouveau. Bon nombre de ces technocrates se retrouvent à Vichy, convaincus de pouvoir réaliser leurs idées d'avant-guerre. Bichelonne est l'un d'entre eux.
Persuadé qu'il est possible de réformer et de créer une "nouvelle société", il est surtout hanté, devant la situation économique et sociale de la France occupée, par l'idée de sauver l'essentiel en France sur le plan de la production, des machines et des hommes. Choisi avant tout pour ses compétences et non pour ses prises de position politiques, il agit essentiellement pour défendre les intérêts de la France. Nommé secrétaire général au Commerce et à l'Industrie sous la direction de René Belin (1940), puis ministre de la Production industrielle d'avril 1942 à 1943, Bichelonne est notamment l'initiateur de l'accord conclu avec Albert Speer pour effectuer en France la production de guerre destinée au Reich, et limiter le nombre des départs en Allemagne.
C'est au cours d'une opération chirurgicale pratiquée en Allemagne, par un médecin SS, qu'il trouva la mort le 21 décembre 1944, de manière assez mystérieuse.
Au total, cette biographie permet de reconstituer le parcours atypique d'un homme exceptionnel, confronté à la tragédie de l'Histoire. C'est aussi une plongée dans une intelligence hors norme, rapide, précise, à l'incontestable efficience technique mais qui, aux prises avec l'énormité des événements, ne parvient pas à déployer un regard lucide sur son époque. Basé sur une documentation d'archives très riche, cet ouvrage propose notamment une rélexion sur le rôle des technocrates et celui de Bichelonne en particulier, en période de crise et de guerre.
Son histoire nous en dit long sur l'évolution de l'historiographie concernant Vichy et la collaboration avec l'Allemagne nazie.
Limore Yagil est historienne, docteur ès Lettres de l'Institut d'Études Politiques (1992), maître de conférences à l'université de Haïfa et Tel-Aviv en Israël, chercheur associée habilitée à diriger des recherches à l'université Paris IV-Sorbonne (Centre Roland Mousnier-UMR 8596). Elle est spécialiste de l'histoire politique et culturelle de la France sous l'Occupation et auteur de plusieurs ouvrages, parmi eux : L'homme nouveau et la révolution nationale (Lille, Septentrion, 1997) ; La France terre de refuge et de désobéissance civile, 1936-1944 : le sauvetage des juifs (Cerf, 2010-2011) ; Au nom de l'art, 1933-1945 : exils, solidarités et engagements (Fayard, 2015).