"N'a rien perdu de sa verve diabolique "
5/5 Lecture et Tradition .
.----. Après avoir purgé neuf années de prison, parce "qu'il avait (très) mal pensé", Pierre-Antoine Cousteau fut libéré en juillet 1953. Il mit "à profit" ce long temps de détention pour lire l'intégralité des œuvres d'un certain nombre d'écrivains et de chroniqueurs : Proust, Rivarol, Anatole France, Napoléon Ier, La Fontaine, Machiavel, Montesquieu, Michelet, Lamartine, Rousseau, Diderot... et Victor Hugo. De la lecture et de l'étude de ce dernier, crayon à la main, il compila un "florilège" qui fut "la première de ses publications d'homme libéré", parue, en 1954, chez un éditeur ami, provincial et peu connu, les Editions touristiques et littéraires, sises à Bourg-en Bresse (Ain). Il donna à son ouvrage le titre d'Hugothérapie ou Comment l'esprit vient aux mal-pensants qui vient d'être réédité (Editions Via Romana, 2015), augmenté d'une préface (qui ne figurait pas dans la première édition), constituée par le texte de la critique de Jacques Perret a publiée, au moment de la parution originale du livre, dans le journal Aspects de la France (n° du 27 août 1954). Elle s'achève par ces propos :
.-."Je suis tout content de voir que mon vieux confrère de la presse pourrie, qui a frôlé re poteau et goûté le bagne sans cesser d'être beau joueur, n'a rien perdu de sa verve diabolique. C'est un affreux fasciste, mais j'ai un faible pour les incorrigibles de son espèce".
Le livre s'ouvre avec un long texte (70 pages) que Cousteau a intitulé Mode d'emploi au cours duquel il expose le cheminement, ou l'évolution ou bien encore l'itinéraire opportuniste de l'écrivain au fur et à mesure de la progression de sa "carrière". À lui seul le récit de "la vie de cet homme incomparable qui arracha à l'erreur tant de malheureux et à qui je dois mon retour à la lumière" est magistral, débordant d'humour, d'ironie et de subtil sarcasme. Il y brosse le portrait d'Hugo et de son œuvre, soulignant ses multiples facettes, ses revirements, ses travers, son tempérament prétentieux, son caractère orgueilleux, autant de traits qui imprègnent l'ensemble de ses innombrables écrits.
C'est, à notre connaissance, un des très rares livres parus en langue française qui déboulonne de façon aussi incontestable cette statue "emblématique" de notre patrimoine littéraire. Si nous ne nous faisions violence, nous serions enclins à en citer de très larges passages pour l'édification de nos lecteurs et, surtout, la rectification qu'ii est nécessaire de connaître d'une réputation imméritée, pour ne pas dire honteusement usurpée. Aussi, nous contenterons-nous de relever quelques extraits seulement, mais qui seront bien suffisants pour susciter le désir d'en "savoir plus" et de se précipiter sans tarder sur le livre pour prendre connaissance de ce portrait entièrement "revisité", selon cette expression tellement à la mode de nos jours (mais que nous ne jugeons pas spécialement heureuse...).
"Lorsqu'on parle des idées de Hugo, il est bien entendu qu'il ne s'agit pas des balbutiements de l'adolescence, mais de ra pensée éclairée, épurée, affermie de l'âge mûr (...) La France entière est sillonnée de boulevards Victor-Hugo, d'avenues Victor-Hugo, de places Victor-Hugo, d'esplanades Victor-Hugo, de squares Victor-Hugo. Et ce n'est pas seulement le goût des alexandrins sans chevilles qui indéterminé - même dans une République aussi athénienne que la nôtre - pareille éclosion de plaques bleues. L'envahissement par le Poète des artères municipales est d'abord la consécration de sa Pensée. Ce n'est que justice. On chercherait en vain dans toute l'Histoire de France un homme plus intelligent que Hugo. Si grand qu'il soit par son art, il est encore plus grand par ses idées. Il a tout pénétré et tout compris. Et d'ailleurs il le savait si bien que, malgré son humilité, il ne cesse de nous avertir qu'il est Le Penseur. Sans oublier ni la majuscule de l'article, ni la majuscule du substantif. Devant cette pensée-là, on vacille, on a le souffle coupé, on se sent aussi petit que M. Perrichon face à la mer de Glace. Et pourtant, cette pensée colossale est simple, vertu bien française, et elle reste accessible à tous. C'est pourquoi on ne m'accusera pas, je l'espère, d'un excès de présomption si j'essaie, en toute modestie, d'en dégager les grandes lignes (...)
Victor Hugo vogue tout naturellement dans le courant de l'Histoire. Il est en quelque sorte prédestiné à l'Historicité et à l'Historicisme. Ses premiers vers, ceux des années 20, sont d'inspiration vendéenne : catholique et monarchiste toujours ! Sauvons, sauvons la France au nom du Sacré Cœur ! Qui lui reprocherait ? Les Chouans, Cadoudal et l'armée de Condé viennent d'être revalorisés par la Chambre Introuvable. Et il est bien légitime que Louis XVIII octroie une pension à un garçon d'avenir qui s'est crânement pénétré des idées de son temps (...) Victor Hugo a vingt et un ans. Nul mieux que lui n'a dépeint, ensuite, l'affreuse misère dans laquelle se débattent les jeunes poètes (...)"
Cousteau évoque ensuite l'avènement de Charles X qui nomme "son aimable panégyriste chevalier de la Légion d'honneur", âgé de 23 ans. Puis advient la destitution du roi et la "révolution" de 1830 :
"Ses ailes de géant ne l'empêchent pas de marcher dans la bonne direction. Dès que la victoire des barricadiers est assurée, n'écoutant que sa conscience, il vole, plume en main, à leur secours. Et point, si j'ose dire, avec le dos de la cuillère (...) Le fils de Philippe-Egalité connaît les usages. Il sait qu'un gouvernement digne de ce nom se doit d'encourager les ralliés. Hugo est promu officier de la Légion d'honneur. Puis, quelques années plus tard, après son élection à 'Académie, il est nommé Pair de France."
Arrive, alors, une nouvelle révolution, celle de 1848 en faveur de laquelle il opère un ralliement supplémentaire qu'il effectue avec une souplesse qui "confine au grand art" :
"Pas la moindre raideur. Du travail en souplesse. Du coup d'œil. De la volonté. De la promptitude. De la précision. Un sens aigu de l'occasion. Et cette étincelle de génie qui détermine le succès (...) Victor Hugo s'installe parmi les vainqueurs de 48. Il s'y heurte - c'est inévitable - à la jalousie de militants à l'âme contrefaite qui s'autorisent de leurs années de prison pour trouver que la foi républicaine du pensionné de Louis XVIII, du décoré de Charles X et du Pair de France de Louis-Philippe est un peu jeunette. Hugo dédaigne ces attaques. Il plante un arbre de la Liberté. Il surenchérit sur les harangues de ses rivaux. Et finalement, il est élu député de Paris : le peuple de la capitale a toujours eu un goût évangélique pour les durs de la onzième heure."
L'épisode suivant est celui qui va conduire Napoléon III à la tête du pays:
"Hugo fait le siège du Prince-Prétendant qui devient, après son élection, la Prince-Président. Il multiplie les ronds de jambe. Il dîne à l'Elysée. Entre la poire et le fromage, il chuchote que si l'on a vraiment besoin d'un monsieur sérieux, distingué, honnête, musicien, catholique, père de famille, bonne présentation, bien sous tous les rapports, pour le ministère de l'instruction publique, il est prêt, lui, Victor Hugo, à se dévouer."
Il est éconduit et en éprouve une immense amertume qu'il exprime dans une épithète cinglante à l'égard de l'empereur qu'il appelle Napoléon-le-petit, Augustule. Tout est consommé, Hugo quitte la France et se réfugie dans l'exil:
"Voici le poète contraint de renoncer à sa vocation de thuriféraire pour entreprendre, sur un rocher ( de Jersey), une carrière de martyr. Sitôt la frontière franchie, il se hâte de se proclamer, comme tel, de crier misère, de rugir contre la barbare oppression dont il se sent accablé."
Là se situe un événement très curieux : un discours prononcé par Hugo, aux habitants de Jersey, le 18 juin 1860 (sic !) qui inspire ce commentaire à Cousteau:
"Sur son rocher anglo-normand, Hugo est le Français-qui-parle-aux-Français. Il n'a pas de micro mais le cœur y est. Le cœur et la technique. Sans l'aide de personne tout seul, spontanément, il a découvert, il a créé les grandes règles du genre. Les successeurs, ensuite, n'auront plus qu'à démarquer ses procédés pour être certains d'atteindre leur but (...) Voici donc Hugo devenu la figure de proue de la France libre. Inlassablement, il explique à ses compatriotes du continent : 1°/ que leur condition présente est intolérable; 2°/ que la libération est proche ; 3°/ que tout de suite après, ils connaîtront des lendemains qui chantent."
Désormais l'affaire est entendue : Hugo est devenu le "champion" de la libération de la France. Dix ans plus tard survient la défaite de l'empire en face de la Prusse, la fin de Napoléon III et la naissance de la IIIème République:
"Au lendemain de ces malheureuses convulsions, Hugo jouit dans le monde entier d'un prestige écrasant. Pendant vingt ans, il a été le porte-parole de la République-martyre. Il est désormais le héraut de la république triomphante. Et, comme chacun sait que la France et la République sont une seule et même chose, il n'est pas excessif de dire qu'il est la voix de la France (...) Il a vécu assez longtemps pour voir se consolider la Troisième République dont, pendant ses vingt années d'exil, il a enfanté l'espérance. Il la couve, cette jeune république, il la choie, il la fortifie de ses conseils, il l'encourage de ses caresses. Il reprend, pendant ces dernières années de gloire, tous les grands thèmes qu'il a déjà parés du lustre de son génie. Il est devenu la conscience vivante de la France. C'est à l'apogée de cet apostolat que la mort le surprend."
La deuxième partie du livre est constituée d'un choix des "Plus grands textes de la geste hugolienne", classés en 13 paragraphes thématiques qui représentent 160 pages de citations ponctuées de judicieux commentaires de Cousteau, qui les définissait comme une "Anthologie des pages les plus absurdes de Victor Hugo". L'ouvrage s'achève par un chapitre, Genèse, qui reproduit le contenu de quelques lettres adressées par Cousteau à sa femme, de mai 1946 à février 1953, au cours desquelles il lui expose comment se déroule et avance son travail d'exégèse hugolienne. Dans l'une d'elles (14 novembre 1947), il brosse un magnifique portrait de Rivarol que nous recopions intégralement, tant est lumineusement dit, en quelques phrases, ce que représente l'œuvre de Rivarol, aujourd'hui bien oublié et très peu connu :
"À 41 ans révolus, moi qui suis, par définition, un intellectuel, j'ignorais Rivarol, je n'avais jamais lu Rivarol!!! Incroyable ! Monstrueux ! Et il a fallu la bibliothèque de Clairvaux pour que cette lacune se comblât ! Si j'étais mort sans avoir lu Rivarol, je ne me le serais jamais pardonné. Tout ce qu'il fallait dire sur les grands ancêtres, sur les immortels principes, Rivarol l'a dit. Et il l'a dit en journaliste, au jour le jour, avec un sens de la prophétie peu commun chez les écrivains politiques. Facile aujourd'hui de voir les conséquences de la chose, mais lui, il écrivait au moment où on prenait la Bastille et où tout le monde s'en réjouissait. Et il voyait exactement ce qui en découlerait. Et il le disait dans cette langue éblouissante du XVIIIe siècle que nul ne peut plus imiter avec autant d'esprit que Voltaire, plus peut-être même : un Voltaire rodé, déniaisé par les événements. Si j'ajoute que Rivarol est à la fois contre les immortels principes et contre l'obscurantisme et qu'il est mort en exil, vous voyez quelle âme sœur j'ai découverte là ! Et c'est à cet idiot pyramidal de Victor Hugo qu'on a foutu des places, des avenues et des avalanches de citations dans les morceaux choisis !"
Nous avons été long, mais le sujet le méritait amplement. En conclusion rapide, nous ne pouvons mieux faire que de recommander instamment la lecture de ce petit livre décapant, anticonformiste et totalement "réactionnaire", en particulier aux collégiens et lycéens qui ne connaissent qu'un aspect de l'œuvre d'Hugo, celui imposé par les censeurs républicains et parfaitement dans la norme de ce que doit être le bien...
Annexe et complément:
Peu de temps après la mort de Geneviève Dormann (cf. notre hommage nécrologique paru dans le no 697, mai 2015, de Lectures françaises), je me suis plongé dans la lecture d'un de ses livres les plus connus, Le roman de Sophie Trébuchet (paru aux Éditions Albin Michel, en 1982) dans lequel elle a entrepris de raconter, à sa façon, dit-elle, l'histoire et le récit de la vie de celle qui fut la mère de Victor Hugo. Elle l'a fait suivre d'une postface dans laquelle nous pouvons lire :
"Alors que tous les personnages proches de l'illustrissime Victor Hugo, même les moins intéressants, ont fait couler beaucoup d'encre et de pellicule, un seul est resté dans l'ombre: celui de sa mère, épouse du général Hugo. La plupart du temps, on l'évoque rapidement dans les biographies de l'écrivain. On la mentionne parce qu'il fallait bien que le "grand-père de la République" eût une mère, mais toujours en privilégiant son rôle maternel au détriment de sa vie de femme. Pourtant, la brève existence de Sophie Trébuchet, née à Nantes, 17 ans avant la révolution et morte à 49 ans, pendant la Restauration, ne manque ni de mouvement ni de piquant. Pourquoi ce silence? Tout simplement parce que Sophie Trébuchet n'a pas eu une vie compatible avec ce qu'exigeait la morale traditionnelle du XIXe siècle et la moitié du nôtre (...) C'est pourquoi, pendant longtemps, pour ne pas ternir l'image d'Epinal du héros national qu'était devenu Victor Hugo, on a escamoté la vie de cette femme jugée trop peu convenable pour la mère d'un tel monument (...) Victor Hugo, lui-même, sacré menteur quand cela arrangeait sa légende ou ses intérêts, contribua beaucoup à épaissir le brouillard. De même qu'il s'inventa une noble ascendance paternelle, il falsifia la vérité en ce qui concerne sa mère, notamment dans ses souvenirs dictés à sa femme Adèle et qui parurent en 1863, sous le titre Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie."
Nous ne savons pas si Geneviève Dormann a eu connaissance du livre de Pierre-Antoine Cousteau (probablement pas puisque lorsqu'elle a entrepris la rédaction de son ouvrage, celui de Cousteau, paru un peu moins de trente années auparavant, chez un "petit" éditeur et imprimé à petit tirage n'ayant bénéficié d'aucune publicité "officielle", était très certainement épuisé). Cela nous permet de constater que deux esprits libres et indépendants, n'acceptant pas de se courber sous les fourches caudines du politiquement et du littérairement "correct", ont émis le même jugement, sans se concerter, sur l'idole de la République des lettres !
1 - Il est bon de rappeler régulièrement qui fut Pierre-Antoine Cousteau (un des écrivains et journalistes honnis par les "bien-pensants"). Né en 1906, mort jeune en 1958, âgé de 52 ans, il fut considéré par certains comme "le plus brillant de sa génération". Fortement engagé dans la presse dite "collaborationniste", il fut rédacteur en chef du quotidien Je suis partout (1942), dont il devint directeur politique, en 1943, après le départ de Robert Brasillach. Arrêté à la "libération" et condamné à mort en 1946, il fut gracié en 1947 et resta incarcéré jusqu'en 1953, date à laquelle il reprit sa place dans la presse d'opposition (Rivarol, C'est-à-dire, Le Charivari) et contribua à lancer Lectures françaises, avec Henry Coston, dont il fut l'éditorialiste, jusqu'à sa mort. Parallèlement, il écrivit quelques ouvrages dans lesquels il a donné la pleine mesure de ses qualités et talents de polémiste et pamphlétaire.
2 - Au moment de la parution de son étude Proust digest, notre revue sœur Lectures françaises en avait fait une recension assez critique qui provoqua une vive réaction de son éditeur (Via Romana) et de Jean-Pierre Cousteau (fils de Pierre-Antoine), ce qui avait suscité, de notre part, une réponse aimable et confraternelle pour justifier notre point de vue (cf. Lectures françaises, n°juillet-août 2014 et n° 689, septembre 2014).
3 - En raison de la "situation" de pestiféré et de "collabo" de Cousteau, aucun éditeur "en place" n'accepta de publier le livre !
4 - Jacques Perret (1901-1992) fut un écrivain parmi les plus non conformistes du XXe siècle : il était anti-républicain, anti-gaulliste et anti-conciliaire. En 2012, pour le 20e anniversaire de sa mort, nous avions publié dans notre n° 20 (décembre 2012) un entretien avec son petit-fils, Louis Perret et Jean-Baptiste Chaumeil qui brossent de lui un très beau portrait. Il fut rédacteur au journal Aspects de la France, de 1947 à 1970 ; l'intégralité de ses chroniques sont en cours de publication aux Éditions Via Romana : un premier volume, pour les années 1947 à 1952, est paru en 2012, sous le titre La République et ses Peaux-Rouges ; un deuxième, Du tac au tac, publié en 2014, couvre les années 1953 à 1959 et contient l'article sur Pierre-Antoine Cousteau ; notre collaborateur Gérard Bedel l'avait présenté dans notre n° 38 (juin 2014).
5 - Dans le chapitre des lettres adressées à sa femme, Cousteau mentionne un livre de Georges Batault, Victor Hugo, pontife de la démagogie. Batault (1887-1963), Suisse d'expression française, était philosophe, essayiste et historien. Son livre sur Hugo est paru en 1934 (Éditions Plon). En 1939, il a publié Israël contre les nations, préfacé par Léon de Poncins et réédité ces dernières années (Éd. Saint Rémi).
[ Jérôme SEGUIN dans : Lecture et Tradition , extrait du numéro 49 nouvelle série - mai 2015 . Tous les numéros de notre revue sont présentés sur ce site et le plus souvent ils sont encore disponibles . Cette revue parait depuis plus de 50 ans puisque créée en 1966 ] ]