De l'Empire à nos jours
4/5 Présent Vendredi 1er Novembre 2013
L'historien Hamit Bozarslan, qui enseigne à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), propose "une nouvelle synthèse de l'histoire de l'Empire ottoman et de la Turquie". C'est à une histoire globale qu'il invite,
même si presque les deux tiers de l'ouvrage sont consacrés au XXe siècle. L'auteur termine sa longue introduction en affirmant que la Turquie héritière de Mustafa Kemal "s'inscrit pleinement dans l'histoire européenne au point de se projeter. dans l'avenir comme l'un de ses piliers" , Cela me semble plutôt un voeu, un rêve, qu'une réalité. Il suffit de considérer les débuts de l'empire ottoman, à la fin du XIIIe siècle, pour comprendre que les beylicats tures, qui s'imposent en Anatolie sur les débris de l'empire seldjoukide, ne cessent d'être en rivalité que pour s'unir contre l'Occident. L'auteur traduit le terme gazavat par "incursion militaire" (p. 32) voire par " excursion militaire " (p. 571) ; les anglo-saxons sont plus près de la réalité quand ils traduisent par "razzia", "raid" ou "guerre sainte".
Les conquêtes vont se multiplier en moins de deux siècles (jusqu'à la prise de Constantinople en 1453 par Mohamed II) et la poussée ottomane se poursuivra, au nord jusque dans les Balkans, à l'ouest jusqu'en Afrique du Nord. Un diplomate vénitien se demande à la fin du XVIe siècle : "Puisque par la permission de Dieu, l'empereur ottoman, au cours de victoires
continues, s'est emparé de tant de provinces et a assujetti tant de royaumes, et de ce fait s'est rendu formidable au monde entier, il n'est pas hors de raison de se demander s'il ne peut pas finalement aller jusqu'à une monarchie universelle."
Du côté ottoman, il y a volonté d'imiter l'Occident dans certaines formes du pouvoir (après la mort de Mohamed II une médaille sera frappée qui le présente, en latin ! comme Bizantii Imperatoris et Ottomanum Turcarum Imperator), mais
c'est une fascination/répulsion. L'islam va devenir religion d'état et les ulémas vont avoir un pouvoir qui ne sera pas limité au religieux. Ils sont désormais chargés, écrit l'auteur, "de la production du savoir religieux et par conséquent de la
fixation des normes. Non seulement ils décident ce qui est licite et ce qui ne l'est pas dans le domaine de la foi, mais ils administrent aussi directement la justice, exercent un contrôle au plus près de l'espace municipal et commercial dont ils
fixent les règles et, en théorie du moins, ratifient toute décision politique prise par le sultan et les autres dignitaires de l'Etat ".
L'assassinat d'une nation"
On ne peut résumer en quelques lignes ces siècles d'histoire ottomane qui ont été, presque toujours, une confrontation avec l'histoire européenne. L'ouvrage se termine par une longue chronologie comparative qui, en trois colonnes, présente
simultanément les événements de l'empire ottoman devenu la Turquie, ceux du monde musulman environnant et ceux de l'Europe et du reste du monde. On trouve aussi plus de cent notices biographiques sur les principaux personnages de l'histoire turco ottomane de differents siècles, et encore une présentation des principaux partis et organisations politiques,
un glossaire, une riche bibliographie et un index. On a donc là, par bien des aspects, un ouvrage de référence.
Même si, sur certains points ou analyses, on aurait aimé que les explications soient plus développées.
Ainsi à propos du lien entre les inspirateurs et acteurs de la révolution "jeune turque" en 1908 et la franc-maçonnerie (l'auteur estime qu'"on cherchera en vain un lien de causalité") ! A propos du génocide arménien, il aurait pu utiliser davantage les souvenirs qu'a publiés Henri Morgenthau, alors ambassadeur des Etats-Unis à Constantinople. Dans ces souvenirs, parus à New York dès 1918 (traduits en français en 1919, réédités en 1984), il a livré un témoignage exceptionnel sur le génocide arménien (il n'emploie pas le mot "génocide", mais parle de "l'assassinat d'une nation"), Il
cite notamment cette justification d'un des dirigeants turcs : "Notre attitude à l'égard des Arméniens est basée sur trois points distincts : en premier lieu, les Arméniens se sont enrichis aux dépens des Turcs ; secondement, ils ont résolu de se
soustraire à notre domination et de créer un état indépendant ; enfin ils ont ouvertement aidé nos ennemis, secouru les Russes dans le Caucase et par là cause nos revers. Nous avons donc pris la décision irrévocable de les rendre impuissants
avant la fin de la guerre."
H. Bozarslan aurait pu citer encore les multiples interventions du pape Benoît XV en faveur des Arméniens (lettres au sultan, aides matérielles, interventions diplomatiques pour la création d'un état arménien).
<p align="right"> Yves Chiron <a href= http://www.present.fr target=_blank> www.present.fr </a>