Une Terre promise à l’Est ?
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.----. Philippe Dumont, qui a beaucoup arpenté la plaine russe, a un avis sur la question.
Léna, son anti-héroïne, grandit dans un petit immeuble d’une banlieue terne de Moscou pendant l’époque brejnévienne. Depuis l’adolescence, la jeune fille forme un binôme soudé avec son amie Irina. Par la suite, elle s’éprend du prénommé Artak, un lutteur arménien avec qui elle entretient une relation dénuée de tout romantisme.
Durant la Perestroïka, les jeunes femmes, avides de roubles faciles, délaissent leurs études tout en se prostituant occasionnellement sous la protection d’Artak.
« Un soir d’amour et de vodka tristes », celui-ci parvient à les convaincre de le suivre en Arménie : « Ici, on ne peut pas, tout est bloqué, noyauté, mais là-bas tout reste à faire ! ». Bien que dotée d’une conscience politique très vague, Léna pense alors qu’elle quitte le système soviétique pour entrer dans la voie de la dissidence.
À l’aide de documents falsifiés, les jeunes femmes s’établissent à Kirovakan (aujourd’hui Vanadzor, la troisième ville d’Arménie), près de la frontière de l’URSS. Léna tente de se convaincre qu’elle est arrivée dans un pays digne des contes des Mille et Une Nuits, mais Irina lui fait vite remarquer qu’elles ne respirent pas l’odeur du jasmin mais celles des usines chimiques du centre-ville. En fait, personne ne les attend et la population locale reste indifférente à leur égard. Logées dans une chambre sans charme payée par Artak, qui apparaît sporadiquement, elles s’ennuient dans une ville qui leur demeure étrangère.
Quand l’Arménien les avertit qu’elles devront désormais payer le loyer, puis qu’il leur demande davantage d’argent, elles comprennent qu’elles doivent se résoudre à reprendre leurs activités tarifées en écumant la gare et les hôtels. Cette dérive sordide les amène rapidement à se faire repérer par un gang de Géorgiens qui contrôle les filles de joie locales. Un caïd intervient avec brutalité et les deux femmes se retrouvent sous la coupe de la pègre, surveillées de près par une maquerelle hostile.
Le 7 décembre 1988, un séisme dévaste l’Arménie. Dans la ville, la population accuse les Soviétiques, c’est-à-dire les Russes, d’avoir volé aux Arméniens le « bon béton » pour construire leurs monuments à des fins de propagande. Léna, qui n’en peut mais, se fait cracher dessus.
En août 1991, elle revient quelques jours à Moscou pour le mariage de son frère et constate que la ville a changé durant son absence. La confusion qui découle de la tentative de putsch n’arrange rien. À son retour en Arménie, la situation est également tendue avec les voisins turcs et azerbaïdjanais. Quelques semaines plus tard, la république proclame son indépendance, ce qui incite de nombreux Russes à partir.
Les pérégrinations des deux jeunes femmes continueront. Là où Léna ira, cette dure-à-cuire restera une étrangère, « otar » en Arménie ou « fille de l’Est » en Occident.
Le roman de Philippe Dumont ne vise pas à déconseiller l’expatriation dans les pays de l’Est, d’autant qu’il a lui-même beaucoup bourlingué là-bas comme l’atteste la somme de connaissances pratiques qu’il a su restituer dans son récit. Tout simplement, il faut savoir où l’on va avant de brûler ses vaisseaux…
Il se peut aussi que l’on ne parte que pour mieux revenir, comme l’illustre la destinée romanesque d’Édouard Limonov : poète à Moscou, sans-abri puis domestique dans le New York des années 1970, écrivain reconnu par la bohème littéraire parisienne dans les années 1980, fondateur du Parti national-bolchevique après la chute de l’URSS, prisonnier politique et, jusqu’à sa mort, activiste politico-culturel. Voilà quelqu’un qui sait ce que la sécession veut dire !
[ Signé : Johan Hardoy le 29/12/2022 ]
PS : Pourquoi Polémia ?
Parce que dans un monde en proie au chaos et de plus en plus dominé par le choc des civilisations, il faut avoir le courage de déceler les nouvelles lignes de fracture et de discerner les conflits à venir pour mieux les prévenir.