Étrangers et de passage .
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.----. Ce n’est pas un « joli roman » que le dernier né de Michael O’Brien – c’en est un grand. Dans l’âpreté de la sauvage Colombie britannique, l’auteur du célèbre Père Elijah, fouille l’âme du monde et celle de l’homme. A travers la vie rude de ces colons du début du XXe siècle, c’est le destin d’un couple que tout sépare. Et, surtout, la lente maturation de cœurs qui cherchent Dieu, chacun à sa manière, avec les écueils qui lui sont propres. Étrangers et de passage est servi par une écriture à la fois profonde et retenue, pleine de compassion, qui mêle au récit de l’auteur, le « je » capital de l’héroïne via son journal intime.
Michael O’Brien nous offre la vérité du « cœur immergé des choses ».
«? Bien-aimés, vous êtes des étrangers et des gens de passage…? »
« Étrangers et de passage »… ce drôle de titre, extrait du Nouveau Testament, était pourtant le bon. Les deux personnages principaux, à savoir Anna, la jeune institutrice anglaise et le trappeur irlandais Stiofain, avaient quitté chacun leur patrie dans l’espoir d’un nouveau monde. L’une voulait apprendre et comprendre, l’autre simplement oublier… Mais la vérité s’impose à tous deux. Fuir ne résout rien, on ne fait que retrouver une autre version de son « désert » : le chemin est à faire contre le monde – et contre soi.
Certains se contentent des premiers pas. D’autres non. Quelle est cette équation mystérieuse qui sous-tend la vie ? Et cette poésie « qui court à travers toutes choses » et habite les cœurs qui cherchent… ?
Une lourde métaphysique redondante ? Que nenni. L’histoire d’Anna et Stephen Delaney a les pieds bien sur terre, solidement fichés dans le bush de la jeune Colombie Britannique, où la rivière de leur vie s’écoule, entre la cabane de bois au bord de la rivière et le bourg pas toujours aimable de Swiftcreek, entre les cris des coyotes et les médisances de ce peuple bien mélangé.
Pour autant l’eau ne coule pas de source – encore moins dans cette contrée où tout se gagne avec effort. La vie avec ses douleurs, ses joies, ses folles incompréhensions et ses brusques intuitions, se taille un chemin contrasté dont Anna, l’héroïne, cherche le point final.
« A la recherche de la signature de Dieu »
Sans forcer ses personnages, Michael O’Brien en dessine pourtant merveilleusement, avec une délicatesse de père, la progression intérieure. Anna, athée, commencera à raisonner en philosophe, en particulier face à la mort, cette finitude absolue qui nous relègue à une inespérance fondamentale et scandaleuse. Puis le mariage, cette confrontation avec le principe mâle, ce Centaure aperçu dans les bois, balayera son féminisme de jeunesse et s’imposera à elle, presque « logiquement », continuant sa lente maturation devenue plus spirituelle.
Et pourtant, rien de ce qu’est son mari Stephen ne lui est familier, de son éducation, relativement pauvre, à sa religion, « bougrement » catholique… Et si la réussite de cette vie à deux passait par le « renoncement à son propre moi », seul gage d’une liberté partagée ? L’amour est un apprentissage. Anna parle à sa sœur de « cet homme qui a commencé à me rendre entière »…
Mais encore et toujours, elle a l’idée d’un manque essentiel. Son ressenti en est parfois si fort qu’il touche à l’amertume et à la colère. Comblée par l’arrivée de plusieurs enfants, Anna est « aimée et bien aimée, mais demeure incomplète ».
« Les réponses sont des choses temporaires. Il y aura toujours plus de questions »
Tous les personnages de de Michael O’Brien, emblématiques pour certains, participent, qu’ils le veuillent ou non d’ailleurs, à cette révélation progressive. Chacun apporte des bribes de compréhension, des amorces de réponses. Wanda Tobac comme le révérend Gunnals, Turid L’Oraison comme ce Polonais rendu fou par les horreurs du communisme. De la clé du pardon au don de l’amour… de petites lueurs s’allument au gré du roman, qui ne s’éteindront plus.
Et pourtant l’obscurité est prégnante, dans cette vie d’ici-bas. Et la peur en est la compagne, cette peur foncière et native de l’homme perdu face à l’hostilité du monde. C’est un élément essentiel du roman, tellement essentiel dans sa compréhension, que l’auteur en a fait quasiment un personnage : l’ours.
Cet ours brun des montagnes dont il faut craindre la curiosité et la violence. Mais aussi et surtout cette présence ténébreuse dans nos cœurs, cette bête sortie de nulle part qui séduit autant qu’elle veut détruire, offre le savoir à défaut de la Vérité, pour rendre « libre de l’Autre »…
Les cœurs les plus mûrs qui s’y voient confrontés, ont l’intuition d’une bataille à remporter.
« Seul l’amour crée »
« Ma vie est un campement temporaire sur le bord d’un abîme » s’exclame Anna. Et si la folie du saut était la vraie Sagesse, le véritable abandon de la créature face à son Créateur… ? « L’obscurité de la confiance absolue » pourrait se révéler le véritable accès à la lumière.
« On peut passer sa vie à attendre de savoir. Au lieu de cela, il faut faire le premier pas dans la foi, puis un autre et un autre encore. Plus tard vous saurez » écrit à Anna le Père Andreï, le prêtre ermite, l’« icône invisible dans son cœur ».
Stephen, lui, le sait. Mais la conscience demeure solitaire. On fait seul son chemin – et on part seul. Comme cet oiseau du soir que regarde, avec émoi, l’héroïne. Et si l’on n’a « rien » à offrir, mais qu’on le fait néanmoins, il semble que Quelqu’un puisse y pourvoir…
Le bush, ce lieu « qui a failli la détruire » aura peut-être révélé Anna à la Vie. [ Clémentine Jallais sur reinformation.tv le 26 novembre 2017 ]