Charles VI et les serviteurs de l’État
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.----. Extrait d'un entretien : Françoise Autrand, Sabine Berger, Jacques Paviot, Caroline zum Kolk, Paris, Cour de France.fr, 2012. Interview publiée en ligne le 1er octobre 2012 (https://cour-de-france.fr/article2543.html).
J. Paviot : Après ces projets, menés en commun avec d’autres chercheurs, vous êtes partie vers une aventure plus solitaire : la rédaction d’une biographie de Charles VI [12]…
F. Autrand : Une entreprise pas vraiment solitaire parce que je me suis trouvée dans un milieu très stimulant. En 1976, j’ai été nommée maître-assistant à l’ENS de jeunes filles, puis professeur. Ensuite l’École normale supérieure des filles et l’École normale supérieure des garçons rue d’Ulm ont été regroupées [13]. C’était très différent de la vie universitaire : j’y allais tous les jours, ne serait-ce que parce que je disposais d’un bureau, contrairement à l’université où il n’y en avait pas… On donnait des cours et on travaillait à la bibliothèque où l’on croisait des collègues, des étudiants, des anciens étudiants. Cela menait à beaucoup d’échanges et de discussions, et c’était très fructueux et stimulant. Le livre sur Charles VI est né à cette époque.
J. Paviot : Pourquoi avoir choisi ce personnage ?
F. Autrand : À ce sujet une anecdote. Un jour, Édouard Perroy m’a appelée : « Françoise, il faut que vous participiez à une émission radio sur Charles VI pour moi ». C’était la Tribune de l’Histoire, animée par André Castelot, Alain Decaux et Jean-François Chiappe [14], et ils voulaient avoir quelqu’un de la Sorbonne. Mais Monsieur Perroy trouvait que ce n’était pas sa place, il m’a donc envoyée [rit]. Les auditeurs pouvaient poser des questions, c’était très amusant.
Mais ce n’était pas ça qui m’a poussée à travailler sur Charles VI, bien évidemment. Ce livre est né d’une observation que j’avais faite pendant ma thèse : j’ai constaté que le règne de Charles VI n’était pas une période de déclin, comme on le disait souvent, mais au contraire une période où de grands progrès concernant le droit et le développement de l’administration ont eu lieu. Droit et administration vont à cette époque ensemble.
C. zum Kolk : Est-ce que ces progrès ont un lien avec les « absences » du roi dues à ses crises de folie ?
F. Autrand : En partie certainement. Les juristes et les officiers devaient parer aux problèmes suscités par cette incapacité temporaire du roi à gouverner. Mais cela va plus loin. On assiste à une professionnalisation du personnel administratif et à une prise de conscience dans ce milieu qui comprend à cette époque qu’il forme un groupe et une profession à part [15]. C’est très intéressant à observer et à suivre.
C. zum Kolk : Quand on regarde les articles publiés dans ces années, on constate que vous étudiez un bon nombre d’officiers de la Couronne : leurs origines et le déroulement de leur carrière [16]. Vous constatez
[p. 6] qu’on commence à différencier la noblesse d’épée de la noblesse de robe… [17] Est-ce que c’est sous Charles VI qu’émerge la noblesse de robe ?
F. Autrand : Oui et non… Au temps de Charles VI, et sans doute pour un assez long temps encore, la noblesse est restée quelque chose d’uni. On n’a pas dit, par exemple dans les exemptions fiscales, « noblesse d’épée » et « noblesse de robe » ; qu’on soit noble parce qu’on était conseiller au Parlement ou parce qu’on était dans l’armée du roi n’avait pas d’importance : on était noble, point. Mais je pense qu’on commence malgré tout à distinguer à cette époque une noblesse qui n’est pas de la noblesse traditionnelle ; c’est le début de la noblesse de robe. On n’explicite pas cette distinction, on la sous-entend.
[12] Charles VI. La folie du roi, Fayard, Paris, 1986.
[13] L’École normale supérieure de jeunes filles (ENSJF) a été fondée en 1881 à Sèvres, puis installée au boulevard Jourdan à Paris en 1949. Elle a fusionné en 1985 avec l’ENS rue d’Ulm.
[14] Émission radio hebdomadaire diffusée à partir de 1951 le samedi soir, réalisée par Alain Barroux et présentée par Alain Decaux, André Castelot et Jean-Claude Colin-Simard (remplacé en 1963 par Jean-François Chiappe). Prévue initialement pour une année, l’émission ne s’est achevée qu’en 1997. Les archives de l’émission sont conservées à l’INA.
[15] « Un certain sens de l’État : les conseillers de Charles V », dans J. Chapelot, E. Lalou (éd.), Vincennes aux origines de l’État moderne, Paris, éditions rue d’Ulm, 1996, p. 343 – 355.
[16] Voir par exemple : « Naissance illégitime et service de l’État », dans Revue historique, t. 267, 1982, p. 289-304 ; « Vénalité ou arrangements de famille ? La résignation des offices royaux en France au XVe s. », dans éd. I. Mieck (éd.), Ämterhandel im Spätmittelalter und 16. Jahrhundert, Berlin, 1984, p. 69-82 ; « La force de l’âge : jeunesse et vieillesse au service de l’État en France aux XIVe et XVe s. », dans Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, n° 1, 1985, p. 206-223 (en ligne : https://cour-de-france.fr/article2427.html) ; « Le mariage et ses enjeux dans le milieu de robe parisien XIVe-XVe s. », dans Michel Rouche et Jean Heuclin (éd.), La femme au Moyen Âge (colloque international, Maubeuge, 6-9 octobre 1988), Maubeuge/Paris, J. Trouzot, 1990, p. 407-429 ; « ‘’Tous parens, amis et affins’’ : le groupe familial dans le milieu de robe parisien au XVe s. », dans Philippe Contamine, Thierry Dutour et Bertrand Schnerb (dir.), Commerce, finances et société. Mélanges offerts à Henri Dubois, Paris, 1993, p. 347-357 ; « Monseigneur veut que ses gens deviennent riches : les parvenus à l’Hôtel du duc de Berry, » dans Cl. Carozzi et H. Taviani-Carozzi (éd.), Hiérarchies et Services au Moyen Âge, Publications de l’Université de Provence, Aix, 2001, p. 11-29.
[17] Voir entre autres « Noblesse ancienne et nouvelle noblesse dans le service de l’État en France. Les tensions du début du XVe s. », dans Gerarchie economiche e gerarchie sociali, secoli XII-XVIII, Atti della Dodicesima settimana di studio (Prato 1980), 1990, p. 611-632 ; « L’image de la noblesse en France à la fin du Moyen Âge. Tradition et nouveauté », dans Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 1979, n° 2, p. 341-354 (en ligne : https://cour-de-france.fr/article2426.html).