Chabrier

L'ombre d'Emmanuel Chabrier n'est pas heureuse. Père nourricier de notre Ecole française, il possède le douloureux. mais sensible privilège de s'entendre découvrir tous les vingt ans. Preuve que sa renommée n'est pas à la mesure de son génie ; preuve, aussi, de sa généreuse - de son inépuisable vitalité. En s'opposant chacune à la précédente, les trois générations qui lui ont succédé se sont au moins accordées pour se réclamer de lui ; mais, de Ravel à Sauguet, nos Français ont beau crier sur les toits l'importance deleur dette, ils ne trouvent guère de créance.
Ce déni de justice pourrait s'expliquer par bien des raisons, dont la principale tient à l'image fallacieuse que certains contemporains de Chabrier nous ont imposée d'une personnalité curieusement complexe, dont ils n'ont retenu qu'un aspect caricatural, faute de pénétrer les secrets du génie dans la fleur exquise de sa nouveauté.
Le portrait de Chabrier auquel, jusqu'à Joseph Desaymard, Francis Poulenc et Roger Delage, les peintres avaient mieux travaillé que les musiciens, ne pouvait être achevé sans l'apport de documents et de témoignages qui situent exactement l'homme et l'artiste dans leur milieu et dans leur temps. C'est à quoi Mme Yvonne Tiénot s'est employée avec autant de conscience et de zèle dans la recherche que de modestie dans l'objectivité.
Le livre qu'on va lire constitue, en effet, un modèle de biographie au sens le plus juste du terme. C'est ici, proprement, "l'écrit d'une vie" où la plume vigilante et fidèle ne nous laisse ignorer que les obstacles qu'a dû surmonter la narratrice pour procurer les textes inédits qui éclairent d'un jour nouveau la figure et le destin du musicien Chabrier. On ne manquera pas de louer, au cours du voyage scrupuleusement étudié où Mme Tiénot nous conduit à la quête de son musicien, la sobre rigueur d'un guide qui ne se montre que pour indiquer le chemin. Sa réserve exemplaire fera plus pour la gloire de notre Chabrier que la chaleur indiscrète d'un panégyrique dont le chantre de l'Ode à la Musique n'a que faire.
Roland-Manuel