Un entretien
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Nous l'avons interrogé sur cet ouvrage stimulant, et particulièrement d'actualité, à l'heure où le Pape François semble tout faire pour vider les Eglises d'Europe de ses fidèles.
Breizh-info.com : Pouvez vous vous présenter à nos lecteurs ?
Jean-François Chemain : Agrégé et docteur en Histoire, docteur en Histoire du Droit, j'enseigne l'Histoire dans divers établissements supérieurs privés, pour la plupart catholiques. Je suis à ce jour auteur d'une douzaine de livres, portant pour la plupart sur des questions en rapport avec la place de la religion chrétienne dans notre civilisation, comme La vocation chrétienne de la France (2010), Une autre Histoire de la Laïcité (2013), Non, la France ce n'est pas seulement la République (2021). Mes deux thèses ayant porté sur l'époque romaine, d'autres de mes livres traitent plus spécifiquement de cette période, tel La guerre juste, aux origines de la conception occidentale du bellum iustum (2022), ce qui me permet de donner à mes réflexions une certaine profondeur historique, là où beaucoup se contentent à la période post-révolutionnaire, voire contemporaine.
Breizh-info.com : Quel a été le point de départ de l'écriture de votre dernier ouvrage ?
Jean-François Chemain : La succession de mes livres - que j'espère continuer - creuse souvent la même veine : comprendre comment l'identité française et européenne s'est construite par le christianisme et autour de lui. Or ceci est officiellement nié par nos dirigeants politiques, qui s'acharnent au contraire à éradiquer toute trace de cette origine. Celle-ci est même présentée comme ce contre quoi se serait affirmée la « modernité ». En parallèle, la dénonciation de l'Église et de ses « méfaits » historiques est devenue un toc, comme si elle, et elle seule, était responsable de ce que nous aurions éventuellement à nous reprocher. Cela n'est pas anodin, tant la liberté de penser dont je souhaite continuer de jouir me paraît indissociable d'une relation équilibrée entre l'Église et l'État, qui a été le grand enjeu de l'Histoire occidentale depuis le début du IVe siècle. Or cette liberté, tant revendiquée, est de plus en plus restreinte, et menacée.
Breizh-info.com : Quelles sont les principales idées chrétiennes qui ont bouleversé le monde ?
Jean-François Chemain : J'en ai abordé une quinzaine, sans prétention à l'exhaustivité, tant tous les aspects de notre civilisation sont issus du christianisme. L'une d'elles me paraît particulièrement importante : l'exigence augustinienne de distinguer la Cité des Hommes de la Cité de Dieu, l'État de la religion (donc chez nous de l'Église), au contraire de tout ce qui a existé, et existe encore ailleurs qu'en chrétienté. Cette nécessaire distance - qui ne veut pas dire nette séparation - a créé un espace par lequel se sont insérées toutes les libertés dont nous pouvons jouir. J'en citerai une autre : l'importance du pardon, demandé et accordé, qui libère des énergies indispensables pour aller de l'avant, là où d'autres civilisations sont prisonnières du ressentiment et du besoin de vengeance. Mais j'en étudie bien d'autres, comme la primauté de la paix sur la guerre, l'égale dignité de la femme et de l'homme, le rejet de l'esclavage, la possibilité du progrès, l'importance de l'enseignement. On notera que toutes ces idées ont libéré les chrétiens, donnant peu à peu à leur civilisation une supériorité qui leur a permis de devenir les maîtres du monde. Ce qu'ils acceptent de payer aujourd'hui. au nom de la morale chrétienne.
Breizh-info.com : Vous évoquez dans votre livre le fait que l'Europe chrétienne ait joué un rôle dans l'avènement de la laïcité, les droits de l'homme, l'égalité femmes-hommes, dans l'abolition de l'esclavage. Si on parle en terme de civilisation, n'a-t-elle pas finalement semé les graines de son propre déclin que nous voyions aujourd'hui ?
Jean-François Chemain : Le paradoxe de la nature chrétienne de la civilisation européenne est effectivement qu'elle porte en elle les germes de son propre effacement. On peut bien sûr parler des « vertus chrétiennes devenues folles » évoquées par Chesterton : l'émergence de l'idée de personne a débouché sur l'extrême individualisme, la reconnaissance de l'égale dignité de la femme sur l'ultra-féminisme, le refus de condamner le pécheur sur la « fierté » de toutes les déviances morales. Mais certaines de ces vertus sont apparemment « saines » puisque portées par l'Église elle-même : l'exigence d'accueillir inconditionnellement les étrangers, l'amour de l'autre et le dialogue avec lui alors même que ledit « autre » persécute les chrétiens partout où il est majoritaire, la demande de pardon, fût-elle adressée à des peuples qui ne pardonnent rien, et ne demandent eux-mêmes jamais pardon. Tout cela est parfaitement chrétien. C'est un réel paradoxe, et un défi !
Breizh-info.com : Le fait que l'Europe, après sa christianisation, ait voulu christianiser le monde entier, n'a-t-il pas contribué également à ce retour de bâton actuel, comme si finalement, le message chrétien européanisé ne pouvait pas se fondre totalement parmi les autres civilisations qui peuplent notre monde ?
Jean-François Chemin : La christianisation du monde par l'Europe portait en germe la condamnation de l'Europe par le monde, dès lors qu'elle s'est souvent effectuée dans la foulée de la colonisation, et donc de l'humiliation. Qu'on pense au traité de Nankin, avec la Chine, dont une clause inclut le libre accès des missionnaires chrétiens, alors qu'il clôt deux « guerres de l'opium », par lesquelles l'Europe a obligé la Chine à acheter cette drogue aux Britanniques. Comme si on avait voulu illustrer la comparaison de Marx entre religion et l'opium !
Breizh-info.com : Finalement, n'y-a-t-il pas une forme de conflit permanent et difficilement soluble entre la civilisation européenne enracinée et géographiquement définie, et l'universalisme chrétien ?
Jean-François Chemain : C'est cela. Le pape François incarne parfaitement cette évolution : d'origine italienne, donc européenne, américain de naissance parce que l'Amérique a été conquise et christianisée par l'Europe, il n'a de cesse que de distendre le lien existant entre l'Église et ce continent, qu'il ne visite qu'exceptionnellement. Condamnant la messe en latin, mais attentif à promouvoir les rites mayas.
Breizh-info.com : A travers le message porté par le Pape François aujourd'hui, peut-on dire que le christianisme est en train d'abandonner progressivement l'Europe, au même titre que les Européens semblent tourner massivement (en Occident surtout) le dos au christianisme ?
Jean-François Chemain : Je ne sais pas si le christianisme abandonne tant que cela l'Europe. La foi et la pratique chrétiennes, certainement, mais les européens croyaient-ils - personnellement - autant que cela auparavant (« un dévot est quelqu'un qui serait athée sous un roi athée » a dit La Bruyère), et pratiquaient-ils librement ? Il me paraît en revanche clair que notre Europe est encore gorgée de morale évangélique, dont je (re)donnerai plusieurs exemples : l'accueil inconditionnel de l'étranger, le refus de juger le pécheur, la passion de l'égalité, la repentance, etc. Le problème est de savoir ce que cette morale fait en politique !
J'aspire au retour d'une saine distinction entre Église et État, ce qui implique déjà que celui-ci reconnaissance l'essence chrétienne des « valeurs » qu'il prétend devoir défendre, et l'importance de redonner tout son crédit à celle-là. Le modèle est à mes yeux l'attitude de Richelieu face au « parti dévot » : s'il est essentiel que l'Église, qui a charge des âmes, puisse librement jouer son rôle de conscience de l'État, il ne l'est pas moins que ce dernier, qui a charge des corps et des biens, en prenne et en laisse, non moins librement. Plutôt que d'entrer dans le jeu d'une surenchère moralisante avec l'Église.
Propos recueillis par YV et publié le 4 mai 2023
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