Sortie du purgatoire / Futuribles
5/5 Réseau Regain
.----. Pour Jouvenel, la sortie du purgatoire
emprunte des voies assez singulières.
C’est en effet de l’étranger, notamment
des États-Unis, que viendra la
reconnaissance qu’on lui refuse en
France à cause de son passé. D’éminents
politologues, comme Benedetto
Croce, Robert Dahl ou Carl Friedrich,
salueront ainsi ses essais Du pouvoir
(1945) et De la souveraineté (1957),
passés inaperçus lors de leur sortie en
français. Une caution intellectuelle décisive
dans la réhabilitation de Jouvenel
dans son propre pays, comme le
montre l’historien. Celle-ci se fera en
trois temps. D’abord, dans les années
1950. La droite française, soucieuse
de rénovation théorique, lit alors avec
curiosité ce penseur éclectique dont
les écrits sont truffés de références à
des auteurs anglo-saxons peu connus
en dehors des cercles néolibéraux. Ensuite,
au début de la Ve République.
C’est l’époque où le gaullisme triomphant célèbre les technocrates. Jouvenel
ne peut que se réjouir de ce regain
d’influence des "experts", qui répond à
l’une des revendications des "non-conformistes"
de l’entre-deux-guerres.
Enfin, c’est dans le domaine de la prospective
que lui-même "vendra" sa
compétence, fondant en 1964 la revue
Futuribles. Reste son combat contre le
productivisme, autre thème cher aux
"relèves" des années 1930, qui revient
à la mode à la fin des années 1960.
Cet appel au réveil d’une "conscience
écologique" sera l’ultime engagement
de cet homme qui aura contribué au
renouvellement des idées politiques.
Un bel exercice de généalogie intellectuelle. [ Notes de lectures de Georges Leroy - Rentrée littéraire 2008 ]
Oeuvre intellectuelle d'envergure
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.----. Après ces maladresses, il opère un
tournant radical vers 1942 en quittant
la France pour la Suisse, où il va commencer
à bâtir l’œuvre intellectuelle
d’envergure qui le classe dans la catégorie
des grands penseurs libéraux. Il
y rédige Du pouvoir. On l’a rapproché
du Hayek de La Route de la servitude.
Leurs thèses se recoupent parfois mais
elles se démarquent sur un point essentiel:
Jouvenel ne croit pas que tout
puisse se résoudre miraculeusement
par le marché. Et surtout, contrairement
à Hayek, il refuse de penser que
la «justice sociale» est une illusion. Il
gardait les souvenirs de la crise de
1929 et conservait de ses lectures (notamment
le jeune Engels) le souvenir
des dérives de l’utilitarisme manchestérien.
Dans la crise actuelle des marchés,
ses remarques mériteraient
d’ailleurs d’être méditées. Dès la fin
des années 1950, l’héritier de Tocqueville,
salué comme il se doit par Aron
ou Arendt, rompt avec les théoriciens
du Mont-Pélerin, ceux que Benedetto
Croce appelait les «libéristes» (parce
qu’ils confondent la vraie doctrine libérale,
qui est philosophique, avec
une recette de marché). ( suite ... )
L'attraction du fascisme
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.----. Une chose
frappe le lecteur: cet héritier d’une famille
corrézienne, bien installée dans
la république radicale (son père est
ambassadeur), va être marqué par une
enfance malheureuse. La séparation de
ses parents se passe mal et cette instabilité
familiale déteindra sur son caractère.
Cette enfance explique beaucoup
de choses. Il fait des études en
dilettante, picorant ses lectures au fil de
ses curiosités, plutôt qu’en se forgeant
auprès des maîtres. C’est probablement,
outre la fameuse liaison sulfureuse
avec Colette (alors sa belle-mère),
ce qui va contribuer au style de
Jouvenel. Il est à cent lieues de toute
pédanterie académique. Cependant
l’esthétisme s’allie mal à l’engagement.
Son biographe attache à juste titre une
grande place à l’étude de ce qu’il appelle
«l’attraction du fascisme». Le lecteur
ne pourra manquer d’en sortir un
peu troublé. L’auteur écarte les thèses
outrancières. Le soutien de Raymond
Aron en dit plus long que les victoires
judiciaires. Pourtant, outre cette trop
fameuse interview d’Adolf Hitler qui
lui sera tant reprochée, Jouvenel commet
la lourde erreur de s’illusionner
sur la nouvelle Allemagne. Il croit que
Hitler ne veut pas la guerre! Mais ses
illusions ne durent-elles que jusqu’à
Munich. Il rompt alors avec Luchaire et
Doriot et se montre désormais, avec
Kérillis, parmi les plus lucides. Mais le
mal est fait. ( suite ... )
Les meilleurs penseurs du " vieux " libéralisme
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.----. Les esprits les plus vifs et les plus
critiques ne sont souvent pas de leur
siècle. Cette faiblesse renforce leur esprit
d’observation et aiguise leur sens
de l’analyse. Bertrand de Jouvenel,
ami de Raymond Aron et d’Emmanuel
Berl, un peu négligé en France, mais
fort célèbre dans les pays anglo-saxons,
appartenait à cette catégorie.
Bien que né en 1903 et mort en
1987, il aurait pu, par ses idées et par
son style, figurer dans la grande galerie des meilleurs penseurs du «vieux»
libéralisme. Ces auteurs qu’il cite
d’ailleurs abondamment dans ses
livres majeurs, Du pouvoir et De la
souveraineté, et avec lesquels il était
dans la plus grande familiarité: Montesquieu,
Sismondi, Tocqueville ou
John Stuart Mill, sans oublier d’autres
penseurs plus inhabituels dans le
camp libéral, comme Jean-Jacques
Rousseau (dont il donnera une lecture
brillante). ( suite ... )
" écologie politique "
4/5 Réseau Regain
.----. Puis progressivement, il dérivera vers cette " écologie politique ", dont on peut dire qu’il a été, avec son essai
Arcadie, l’un des précurseurs. Sans
pour autant partager toutes les conclusions
du Club de Rome, il tentera
d’alerter les esprits sur les excès du
productivisme et son inhumanité. C’est
ce que met en lumière la biographie
d’Olivier Dard. C’est cet humanisme
et cet attachement à préserver la terre
(qui ne ment pas !) dont nous nous
nourrissons qui caractérise le libéralisme
de Jouvenel. Il dénonce la soumission
de l’homme à la machine. Il
évoque l’éphémère aliénant d’une société
de consommation (sans en faire
pour autant le procès habituel) et il
condamne enfin les illusionnistes du
«nomadisme» et de la «réforme permanente
». Car l’homme civilisé craint
le bougisme. La frénésie permanente
est un besoin de barbare… Une pensée
libérale et conservatrice à cent
lieues de l’actuelle pensée dominante,
que cette biographie intellectuelle
vient rappeler à un moment opportun. ( suite ... )
Avoir voulu jouer un rôle actif
4/5 Réseau Regain
.----. Mais l’erreur de cet esprit supérieur
est d’avoir voulu jouer un rôle actif
dans ce siècle de terreur, notamment
comme journaliste ou comme esprit
engagé. Ce qui le conduira avant
guerre à des errements, à des illusions,
à des faux pas qui ne cesseront de le
hanter. Esprit inquiet et sensible, il
saura en tirer après guerre la leçon, en
épousant une carrière de penseur libéral.
Existe-t-il pour autant plusieurs
Bertrand de Jouvenel, le libéral, l’anticonformiste
des années 1930, l’écologiste
des années 1970 ? Comment expliquer
en effet qu’une personnalité
aussi respectée que Raymond Aron ait
témoigné en faveur de l’ancien rédacteur
en chef de L’Émancipation nationale,
l’hebdomadaire du Parti populaire
français (PPF), le mouvement
d’extrême droite fondé en 1936 par
Jacques Doriot ? Comment comprendre
le soutien de cet apôtre du libéralisme
à un homme qui, à l’âge de
25 ans, s’était rendu célèbre en prônant
un renforcement des pouvoirs de
l’État dans un manifeste sur L’Économie
dirigée? N’y a-t-il pas une unité
qui se dessine en arrière-plan? C'est ce qui ressort de la biographie sérieuse et documentée qui vient de lui être consacrée. ( suite ... )