Dénonçant comme à son habitude la société bienséante et moutonienne qui crédite les belluaires et les porchers, Bloy se définit comme « un très humble et très ingénu vociférateur. » p.44 dont le dessein est de « dénoncer les improbes en littérature : ceux qui volent et ceux qui rampent. Car ces deux espèces menacent de tout dévorer. » p.51. Si l'époque est maussade pour la littérature, les rares qui osent encore élever leur voix contre la tyrannie des puissants de ce monde ne doivent pas se taire... Publié pour la première fois en 1905, ce recueil de textes rédigés entre 1884 et 1900, est d'une acuité rare : l'ouvrage est introduit par une lettre du 28 mai 1892 intitulée Le bon conseil, rédigée à l'attention du Directeur du Saint-Graal. Y exprimant tout son dédain pour l'éditeur qui sollicite sa prose, Bloy prend congé dans ces termes « Le silence, vous le savez, est mortel aux jeunes revues et je termine en avant de mes pensées en exil, dans une grande colonne de Silence. » Paris. 28 mai 1892. C'est dire si le mépris est grand. Portraits au vitriol et destins d'auteurs méconnus de leur temps, Bloy assassine les uns et rend justice aux autres. Belluaires, porchers ou poètes maudits, l'auteur remet chacun à sa place : les frères Goncourt (Edmond est pour lui un vieux Dindon et l'Idole des mouches), Daudet (Le voleur de gloire), Joséphin Péladan (Le fils des anges), Flaubert, Baudelaire (« Les fleurs du mal et Les poèmes en prose paraissent à de certaines places, calcinés, comme des autels maudits que des langues d'enfer auraient pourléchés » p.167), Hugo, Molière, Jean Richepin, les décadents et bien d'autres encore sont cloués sans pitié au banc des imposteurs. Il accorde ses faveurs à Barbey d'Aurevilly (l'enfant terrible), Ernest Hello (le fou) et Verlaine (le lépreux) qu'il considère comme Le brelan d'excommuniés et excuse la folie du Comte de Lautréamont. Quant aux autres, il dégaine sa plume la plus accérée et défend ardemment l'honnêteté intellectuelle. Les critiques sont si cinglantes que l'on n'aimerait pas avoir à se frotter au courroux du Monsieur. Car Bloy ne verse pas dans la langue de bois. Lui pratique la langue de Bloy. Et quel langage ! Si le style est soutenu (on apprend plein de vocabulaire au passage), le message est clair : à bas les imposteurs ! A la façon de Marchenoir, le héros du Désepéré, Bloy interpelle en ses lecteurs, le sens de la jugeotte. Le phrasé est toujours sophistiqué ou imagé et il peut parfois sembler dépassé... Mais quand on se prend au jeu, alors quelle délectation. Bien sûr, je ne suis pas toujours d'accord tout mais il faut l'avouer : assassiner les gens comme Bloy sait le faire, tout le monde aimerait en être capable. Pour preuve, voici un extrait que j'ai particulièrement trouvé truculent : « Qu'un misérable sabrenas de roman-feuilleton se pollue chaque jour, comme un mandrille, à son rez-de-chaussée, pour la joie d'un public abject, c'est son métier et il n'a pas même assez de surface pour le mépris. Mais qu'un écrivain de talent, pour augmenter son tirage, pour être lu par des femmes et par des notaires, pour obtenir de l'avancement dans l'administration de la gloire, descende son esprit jusqu'à cette ordure et contraigne sa plume à servir de cure-dents à des gavés imbéciles dont il ambitionne de torcher les plats, - c'est un genre de déloyauté qu'il faut divulguer, s'il est possible, dans des clairons et dans des buccins d'airain, car c'est l'Eternelle Beauté qui se galvaude en ces gémonies. » p.52 A noter que le niveau se maintient dans tous les textes. Le mépris que Bloy porte par exemple à Alphonse Daudet, aux frères Goncourt ou à Paul Bourget, est sans bornes (notons au passage que Bloy respecte Huymans, éminent représentant du mouvement fin de siècle, dont la reconversion littéraire du naturalisme au roman religieux a été salvateur). Et à lire ce recueil, on n'est pas en reste : les métaphores, comparaisons, effets de style, etc. sont si parfaitement maîtrisés qu'on peut parfois avoir l'impression de lire de la rhétorique. A la longue, ça peut épuiser certains lecteurs mais qu'on aime ou pas, ces textes ont ceci d'intéressants qu'ils présentent UNE réalité de l'époque. Le texte que je préfère est : Le massacre des innocents qui revient sur le placement dans toutes les bibliothèques scolaires et la distribution gratuite à tous les instituteurs et institutrices du Manuel d'instruction sur ordonnance du Conseil municipal de Paris. Ce qu'on y apprend est très intéressant et l'on finit quand même par se demander si en un siècle, les choses ont beaucoup évolué. Pour conclure ce billet, ce que je retire du message de Bloy, c'est qu'en tant que lecteur, c'est nous qui décidons de faire ou non, la notoriété d'un écrivain. Alors lire oui, mais pas n'importe quoi... Bon public que je suis, je devrais tirer profit de cet enseignement !