« en errance »
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.----. Dans « Au Royaume du pauvre », la journaliste Myriam Rembaut raconte à la première personne son expérience vécue de ses années de pauvreté sans logement fixe. Entretien.
« Comme journaliste, dans toute cette histoire, je me sens dans une sorte d’entre deux. Un peu comme une pièce sur la tranche, en vivant cette pauvreté mais aussi en la regardant. C’est ce qui m’a poussée à écrire ce livre. » Myriam Rembaut est journaliste. Après avoir longtemps travaillé comme salariée, notamment dans la presse jeunesse, elle a fondé en 2010 une petite société d’édition pour la jeunesse. Mais au bout d’un an, les difficultés personnelles et professionnelles ont commencé à s’accumuler, et sa vie a basculé petit à petit…
Dans « Au Royaume du pauvre », publié en décembre (éditions Ex Aequo), elle raconte à la première personne son « expérience » directe de dix années de pauvreté, sans revenus ni logements fixes, « en errance ». Alors que la trêve hivernale, qui suspend les procédures d’expulsion, a pris fin ce vendredi 31 mars, elle revient pour « l’Obs » sur les enchaînements qui précipitent la plongée vers la pauvreté et la façon dont le système politique et administratif laisse perdurer ce « piège à l’impossible évasion ».
C’est la fin de la trêve hivernale, qu’est-ce que cette expression vous évoque comme souvenir ?
Myriam Rembaut. Lorsqu’on est plongé dans les problèmes au quotidien, noyé dans les demandes administratives lourdes, acculé par les huissiers, la trêve hivernale est une bulle d’oxygène. On l’attend même avec impatience, surtout si on a reçu un « commandement de quitter les lieux » : à cause de cela, jusqu’au 1er novembre, on peut être amené à partir sur le champ. La trêve commencée, plus personne ne peut venir réclamer quoi que ce soit. C’est un temps de pause. Mais un temps trop court pour retrouver un logement. J’ai eu beau multiplier les démarches, les administrations sont saturées et rien n’avance. Et le stress revient vite quand les mois s’écoulent et que rien ne bouge.
Je n’avais pas de biens personnels, pas de famille argentée, ni de patrimoine. J’avais mis toutes mes économies dans mon entreprise. Je devais donc obligatoirement passer par le circuit des services sociaux. Et là, c’est minimum un an d’attente pour espérer une proposition d’habitation. J’ai également regardé vers les foyers sociaux. C’est là que l’ami d’une amie m’a proposé un hébergement en bail gratuit. Une semaine avant la fin de la trêve, j’ai quitté l’appartement dans lequel j’avais vécu dix-huit ans.
Qu’est-ce que ça change de quitter son chez-soi dans ces conditions ?
Soudain, tu te rends compte que tu ne rentreras plus jamais chez toi. On te met dehors et tu n’as rien, pas même une tente. Tu dois te débrouiller seul… C’est d’une violence inouïe. Sans maison, on perd pied. Une habitation, ce n’est pas qu’un abri. Ce sont des souvenirs, des amis, mais aussi une adresse pour recevoir son courrier, un lieu pour travailler…
Comment vous-êtes vous retrouvée dans cette situation ?
J’ai empilé une succession de problèmes. Des difficultés dans l’entreprise que j’avais créée. Je me suis retrouvée seule, gérante majoritaire d’une SARL, avec une couverture sociale insuffisante, un prêt professionnel à rembourser… Ayant tout placé dans mon projet, je n’avais pas d’argent de côté. Sans doute un tort… Et puis on m’a découvert une maladie, qui s’est avérée être un Parkinson. Ma mère est tombée malade et je l’ai accompagnée sur sa fin de vie à Dunkerque.
Pendant six mois, je n’étais pas à Paris. J’ai manqué des courriers de relance, mon compte bancaire professionnel a été du coup supprimé. Les démarches pour recréer un compte auprès de la Banque de France ont été ubuesques. Il fallait un refus officiel d’une banque, j’ai dû faire une quarantaine d’agences pour finir par l’obtenir… Et une fois que je l’ai eu, ça a été la surprise d’apprendre que je n’avais plus de Kbis (inscription au registre du commerce). Le tribunal de commerce avait suspendu ma société, car des courriers arrivaient à l’adresse d’où j’avais été expulsée.
Je me suis retrouvée très vite sans revenus, car impossible de toucher le RSA : il fallait pour cela que je produise un bilan financier certifié de mon entreprise… Or je ne pouvais pas payer un comptable vu que mon compte professionnel était fermé. Sans RSA, pas de CMU, pas de transport… Rien. C’est comme cela que je me suis retrouvée pendant plus de deux ans à vivre sans un euro.
Comment vous êtes vous logée dans les mois qui ont suivi ?
Le 115 [le numéro d’urgence sociale] est plein, les foyers sociaux tristes à mourir. Personne ne sait quoi faire de toi. Tu deviens un poids mort. Et puis, s’il est facile de donner, il est plus compliqué de recevoir. Mais demander, c’est pire, ça s’apprend ! Il faut mettre son ego dans sa poche. Pour fuir la rue, j’ai tapé aux portes de ceux que je connaissais et parfois de ceux que je ne connaissais pas. C’est une vie d’errance. Il faut se fondre dans les familles, s’habituer aux règles communes qui changent d’une personne à l’autre.
J’ai navigué de foyers en logements, en région parisienne, à Toulouse, dans un village de la Creuse, en Normandie, dans le Nord. Quelques semaines ici, un mois là. Heureusement, il y a eu des périodes assez longues : une amie, par exemple, m’a hébergée pendant cinq mois, sans jamais me faire un reproche. C’est moi qui ai fini par partir pour qu’elle puisse retrouver sa vie. Cette période d’errance a duré près de deux ans et demi. Sans habitation, tu perds ton identité, ta crédibilité, et au fur et à mesure ta dignité. Tu n’es plus grand-chose pour les autres et pour la société.
Pourtant il existe des aides…
Oui, il en existe même une multitude. Mais encore faut-il trouver celle qui correspond à ta situation et être conforme à ce qu’on te demande. On m’a souvent répondu : « Madame vous n’êtes pas dans la bonne tranche d’âge ou de revenu. » Si tu ne rentres pas dans les cases, ton dossier est mort. C’est assez déprimant. Il faut que les gens comprennent que l’administration est une éprouvante machinerie qui rend totalement dépendant.
Il ne faut pas se plaindre, puisque l’on pourvoit à tes besoins. Mais, aujourd’hui encore, je ne peux rien faire sans avoir à lever le petit doigt. Le pauvre, pris en charge, entre dans une sorte de « cage dorée » . A chaque changement d’arrondissement ou de département, il faut tout recommencer. On passe notre vie à remplir des dossiers, à justifier quelque chose, à ajouter un document qui manque systématiquement. On fait et refait, et souvent pour rien, les mêmes choses. Aujourd’hui, je fais une vraie allergie aux dossiers !
Quand on est pauvre, on vit presque quotidiennement Kafka ou la maison qui rend fou d’Astérix, où chaque fonctionnaire fait ce qu’il doit faire, même si ce n’est globalement pas logique et s’il y a des erreurs. Cette semaine encore, j’ai reçu un courrier des impôts, me disant : « Nous allons contacter votre banque pour vous saisir… » Or la banque en question n’est pas la mienne…
Avez-vous parfois dormi à la rue ?
Par chance, j’ai toujours pu trouver une solution. Peut-être parce que je prévoyais en amont le lieu où je pourrais me poser ensuite. Le démuni doit s’inquiéter de tout, tous les jours. Que ce soit pour la nourriture, le logement, l’habillement, les soins… Et donc quémander. La première chose qui s’installe chez le pauvre, c’est la honte. Notre société reposant essentiellement sur l’argent, quand tu n’en as pas, tu es jugé. Il est facile de penser que si tu es dans cette situation, cela doit être de ta faute. Du coup, on s’isole.
Malheureusement, je n’ai pas pu compter sur ma famille ni sur mes amis qui se sont éloignés, par peur. Inconsciemment, je reflétais ce qu’ils pourraient devenir eux aussi. Et puis, soi-même, on s’écarte de tout et de tout le monde. Une personne en pauvreté réclame tellement d’attention qu’elle devient quasiment un boulet.
C’est pour ça qu’il faut être en amont des problèmes, ne pas laisser couler les gens. Quand quelqu’un commence à être en difficulté, pourquoi ne pas réunir, le propriétaire, le locataire, des travailleurs sociaux et chercher une solution la plus satisfaisante pour tous. Ce serait plus constructif que de jeter des gens à la rue. En France, on ne sait pas être dans la prévention, on ne connaît que l’urgence.
Vous pensez à des réformes politiques ?
Nos gouvernants sont totalement hors sujet. A combien de plan pauvreté on en est ? Chaque année, plus de 500 personnes meurent encore dans les rues, dont beaucoup d’inconnus. Les politiques promettent « zéro SDF », « le logement d’abord » et jamais rien n’arrive. Je trouve cela méprisant. Nos politiques parlent et promettent beaucoup, mais ne concrétisent pas ou peu les choses. Le gouvernement vient d’annoncer le budget colossal de 413 milliards pour l’Armée. Or il n’y a jamais un sou pour la lutte contre la pauvreté et le mal-logement. Il faudrait penser à équilibrer les choses. Tout ça est indécent.
Quelle est votre situation aujourd’hui ?
J’ai eu finalement beaucoup de chance. Grâce à la dernière famille chez qui j’ai habité, j’ai pu être aidée par le médiateur du RSI (la Sécu des Indépendants). « C’est le chat qui se mord la queue », m’a-t-il dit après avoir étudié mon dossier. C’est lui qui a fait que j’ai pu enfin obtenir le RSA. Au premier versement, j’ai eu l’impression d’avoir un trésor dans mon porte-monnaie. Depuis un an et demi, j’ai un logement social dans le Maine-et-Loire. Mais je ne peux plus intégrer un poste en entreprise du fait de mes trop nombreux ennuis de santé. Trop de violences et de souffrances psychologiques font que le corps devient source de douleurs. Je suis membre d’une association animalière que j’aide comme je peux. J’écris beaucoup et je peins. Cette activité de loisirs m’aide à contrôler les mouvements involontaires liés à Parkinson.
Désormais, il est important pour moi de m’impliquer pour les autres. Je suis choquée par le nombre de jeunes qui se retrouvent à la rue. Quand je pense au refus d’étendre le repas du Crous à un euro, je trouve cette décision scandaleuse. J’ai décidé de collecter un euro sur chacun de mes livres vendus pour constituer une cagnotte. Celle-ci sera reversée à un réseau qui lutte contre le mal-logement des jeunes.
Et la retraite ?
Pour obtenir une retraite, il faudrait que je paie 49 000 euros de cotisations que je n’ai pas pu régler lorsque j’avais mon entreprise. Je vais avoir 60 ans en mai, mais je n’aurai certainement pas grand-chose, même en ayant commencé à travailler à 20 ans et sans jamais avoir eu de trou dans ma carrière. Jusqu’à ce que je crée mon entreprise.
P.S. : Petrus Angel ? : Blog d'information politique, sociale, culturelle, de détente.